Premier prix

Les géométries maladroites

de Claire CORNET

Des miettes de lumière s’agitent sur la mer. Ça pique les yeux au travers des vitres du restaurant de digue que son père a choisi. Les pieds de la table se croisent, Coralie empêtre ses longues jambes dans des croisillons métalliques. 

« Mais tiens-toi droite, c’est comme ça que ta mère t’élève ? Et puis range ce téléphone, veux-tu ! 

Coralie regarde la moustache de son père, elle ressemble à un balai. Il a de minuscules trous sur la peau du nez. On dirait un phoque. Elle tournicote sa fourchette dans ses spaghettis et la pose à côté de l’assiette. Une tache de gras à la tomate se répand sur la nappe en papier.

– J’ai plus faim.

– C’était bien la peine de commander tout ça. 

 

Son père saisit une huître, gratouille la chair blanchâtre avec une fourchette et la porte à la bouche. Il aspire. Ça fait un bruit de ventouse de pieuvre. Coralie sait bien que les pieuvres ne font pas de bruit, mais si elles en faisaient, on entendrait ce slurp dégueulasse. Elle imagine la masse morveuse qui dégouline dans l’œsophage de son père.

– Tu es sûre que tu ne veux pas goûter aux fruits de mer ? 

– J’aime pas ça, je te dis. Ça me dégoûte.

– Essaie au moins les bigorneaux. Ils sont délicieux. 

– Ça sent mauvais.

– Tu ne sais pas ce qui est bon. Quand j’avais ton âge… 

 

C’est reparti… il allait pêcher avec ses potes, ils attrapaient des anguilles, ils les faisaient griller sur un feu de bois, à MON époque (il dit MON en faisant une trompette avec ses lèvres), on pouvait faire tout ce qu’on voulait, pas comme maintenant. Tout est réglementé, balisé, encadré. Même pour voir sa fille, on est obligé d’obéir à un juge. Une juge d’ailleurs… ça en dit long ! On croit rêver ! C’était tellement mieux avant. 

Et patati et patata. Ils sont pénibles les adultes, à vous tartiner les oreilles de leur super jeunesse, comme ils se marraient mieux. Ils n’avaient pas qu’à grandir si c’était si génial que ça. 

C’est la même chose à chaque fois. Papa l’emmène dans un restaurant de vieux. Il commande des plats avec de la sauce marron, il y a des os cassés qui dépassent ou des araignées pleines de verrues, on dirait des squelettes qui sortent de la boue.

– Arrête de faire la tête mon petit lapin ! Tu devrais être contente pour une fois qu’on se voit.

– J’suis pas un lapin ! Tu m’énerves ! 

Assise à une table voisine, une dame en tailleur avec des boutons cousus partout tourne la tête vers eux, les sourcils arqués. On dirait qu’elle veut les faire grimper le plus haut possible.

– Mais c’est toi qui t’énerves toute seule, tu ne vas pas quand même tout gâcher. 

 

Coralie ne dit plus rien. Ce n’est pas elle qui a tout gâché. C’est pas sa faute si Papa habite à Vannes avec sa pouffe. C’est pas sa faute si Maman avale des cachets qui la font dormir. C’est pas sa faute si Maman a pris la voiture avec tellement de cachets dans le ventre qu’elle s’est endormie. Elle a embouti la barrière des voisins et elle a écrabouillé leur poubelle. La honte.

– Ça va l’école ? Ta mère m’a dit que tu avais un problème de géométrie. Je peux jeter un œil si tu veux.

– Un machin de Pythagore et d’hypoméduse. Je comprends rien aux triangles.

– Moi, ça me connaît les triangles. Quand j’étais au lycée…

– Je suis au collège, moi.

– Je vais tout t’expliquer.  Il y a des règles de base. C’est important les règles. Premièrement, il faut que ton triangle soit rectangle.

– Un triangle, c’est pas un rectangle ! C’est n’importe quoi ! Je comprendrai jamais rien.

– Tu le fais exprès ou quoi ? 

Il crie presque. La dame en tailleur à boutons a fait tomber sa serviette par terre. Elle prend tout son temps pour la ramasser. Elle regarde par en dessous en se redressant. 

 

– Attends, je vais te montrer. 

Il sort un stylo argenté de la poche de son veston. Sûrement un cadeau de la pouffe. Elle lui achète des bidules chers tout le temps. Elle n’arrête pas de l’épater et lui, il court comme un chienchien. Il a toujours aimé ce qui brille, les belles voitures avec des jantes éblouissantes, les casse-têtes en cuivre, les gourmettes. Il frime. Il trace un triangle sur la nappe en papier. Le stylo creuse le papier gaufré. Il ajoute un petit carré dans un coin. 

– C’est l’angle droit, c’est pour ça que le triangle s’appelle rectangle.

– C’est bête. 

Les lignes du triangle sont légèrement recourbées, il repasse sur les traits. Le triangle ressemble maintenant à un morceau de camembert recouvert de poils. 

– L’hypoténuse, tu vois c’est ce côté-là, celui qui est en pente.

– Madame Castro, elle dit que si on dit en pente, on n’ira pas loin.

– Écoute pas ta prof, elle dit n’importe quoi. Moi, je sais comment on fait. 

– Mais c’est juste pour te prévenir. Si tu m’expliques mal… j’irai pas loin, ça sera de ta faute.

– Si tu continues comme ça, j’arrête tout. Franchement, je me casse le cul pour te prendre un dimanche sur deux et en plus tu fais ta maligne. Pire que ta mère. Toujours à… 

La dame en tailleur à la table d’à côté chuchote à son compagnon en faisant des yeux ronds. On dirait qu’elle va exploser.

– Excuse-moi, mon lapin. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Bon, c’est quoi ton problème de géométrie ? 

C’est toujours comme ça. Il s’énerve et après il est gentil. Comme si la gentillesse, il n’y pensait pas. Ou trop tard.

– Je l’ai pris en photo. Attends, je te l’envoie. Si tu piges quelque chose… Moi en tout cas, je suis nulle. 

Il ouvre son portable et lit :

Un chevalier veut monter avec une échelle à la muraille d’un château de 5,6 mètres de haut, devant lequel se trouve une douve remplie d'eau de 3,3 m de largeur.  Un chevalier, ah bon ?

– C’est à cause de Goulard, le prof d’histoire. Lui et Castro, ils sont tout le temps ensemble. Morgane dit qu’ils sont amants. Ils font des trucs.

– C’est qui Morgane ? 

– Ma copine. 

– Ah bon ? Je croyais que c’était Mégane. Alors, notre problème de géométrie. D’abord, il faut vi-sua-li-ser. On va dessiner le château. 

Il continue de gribouiller la nappe. Le château ressemble à un pâté de sable et les créneaux à des dents arrondies. Coralie essaie de ne pas regarder le bout de la langue de son père qui dépasse quand il s’applique. Ça lui donne un air d’analphabète. Le mot préféré de la prof de français.

– Je dessine les douves. Tiens, on va mettre un crocodile dans l’eau. Ça te ferait plaisir ?

– J’ai pas quatre ans, Papa ! 

 

Il parle fort. Il regarde la dame en tailleur par-dessus ses lunettes, comme pour vérifier qu’elle se rend compte à quel point il est génial en dessin et en maths. Il fait toujours ça, parler fort en présence d’inconnus, histoire qu’ils s’extasient devant son intelligence. Il a une sorte de rire dégoûtant comme si on le chatouillait. En vrai, les gens s’en foutent et il ne le voit même pas. 

Il doit poser l'échelle en haut de la muraille. Il veut connaitre la longueur minimum de l'échelle qu'il doit choisir. Bon, ce n’est pas si difficile. Tu vois, l’échelle du chevalier, c’est l’hypoténuse. A au carré, B au carré, C au carré, longueur minimum, au bord du fossé, tu vois là et là, tu connais deux longueurs, alors c’est simple, il suffit de faire la somme, tu calculeras la racine carrée sur ta calculette et voilà, hop, c’est fait. Je te découpe ça.

Il a parlé vite, il a écrit des formules, elle a dit oui, oui, oui pour ne pas l’énerver, elle ne comprend rien, tant pis elle recopiera et puis elle en a marre des problèmes. Son père déchire un large pan de la nappe gribouillée, le replie et le lui tend. Elle le fourre dans la poche de son jean. 

– On va commander le dessert. Tu veux une gaufre ? »

Il fait claquer ses doigts dans le raclement des fourchettes contre les assiettes et le brouhaha des voix qui papotent dans le restaurant. Personne ne le remarque. Il a des rides qui font un petit chapiteau sur le front.

 

 

Sur le front de mer, le vent souffle. La mer s’étale en bandes grises et bleues, avec des ombres violettes. Le ciel s’est rempli de nuages livides. Son père a vu sur un site qu’en suivant la côte on tombe sur un dolmen. C’est très bien les dolmens, tu pourras grimper dessus et puis ça nous fait un but, a-t-il dit à Coralie, qui a haussé les épaules et a dit OK, si je peux grimper alors oui. Le mois dernier, avec sa classe, elle a visité un site plein de menhirs tout de travers, enfermés derrière des barbelés.

Le chemin côtier est peu fréquenté. Ils croisent des randonneurs en culottes à poches avec des sacs à dos d’où sortent des tuyaux qu’ils aspirent comme s’ils étaient en expédition sur une planète aride. On aperçoit la mer par intervalles. Le ciel s’appuie dessus comme s’il était fatigué, mélangeant son bleu pâle au gris de la mer, si bien que l’horizon est flou, à la limite de l’inexistant. 

Ils tombent sur un terrain qui n’est pas un parc, pas une lande, juste un endroit cabossé, mal organisé. Il y a des buissons penchés, des papiers jetés, des arbres encerclés de taillis griffus, des sentiers sablonneux qui zigzaguent entre des clôtures de bois aux piquets entortillés dans du fil de fer.

« J’ai besoin d’aller aux toilettes ! 

– Fallait y penser quand on était au resto. T’exagères !

– C’est urgent.

– Tu n’as qu’à te cacher derrière les arbres. Je monte la garde. »

Il allume une cigarette, sort son portable et parle à sa pouffe.

Sous les pieds de Coralie, des branchages craquent. Elle avance dans un bosquet rempli d’herbes rêches qui lui arrivent à la taille. Elle n’entend plus le souffle de la mer. Le vent remue la cime des pins. Une clairière ronde, l’herbe est basse, on dirait un nid. Elle déboutonne son jean en se baissant. Entre ses genoux, une tache rouge. Son cœur s’agite dans sa poitrine. Merde, les règles ! Ça y est, ça m’arrive ! Mais je fais quoi ? Elle sort son téléphone et tapote.

« Hey Morgane, ça y est je les ai !   

Elle cherche un émoticone  goutte de sang.

– Stylé !

– Je suis en pleine jungle. En plus, je suis avec mon daron. 

– Trop nul. »

Coralie ressort du bois. C’est bizarre. Elle s’attendait à une révolution, une sorte de victoire, des sensations incroyables. Mais rien. Juste ce truc triste. Les branches des pins se penchent et se tordent au-dessus d’elle, c’est tout. Elle ressent une absence, un vide comme si elle avait perdu une chose sans savoir exactement quoi.

« Ah, te voilà ! Tu en as mis du temps. On peut y aller ?

– Ouais. »

 

Son père a un air chiffonné. Il a dû se disputer avec la pouffe. C’est bien fait pour lui. Il n’avait pas qu’à quitter Maman. Ils continuent de marcher mais il est devenu muet. Coralie aussi. Ils ont chacun des pensées. Des pensées du genre qu’on ne peut pas dire parce qu’il n’y a pas de mots pour dire tout ça. Et même s’il y en avait, ça serait gênant.

 

Ils n’ont pas trouvé le dolmen. Ils ont dû se tromper de chemin. Avec tous ces embranchements, on se perd. Ils arrivent au bout d’un sentier creux et d’un coup, le vent marin les fouette. La mer s’étend devant eux à perte de vue, avec des rouleaux d’un bleu crémeux qui moussent sur le sable. Au large, elle est d’un vert sombre qui devient un trait épais à l’horizon. Le sable dense, aplati par l’eau, est survolé par des oiseaux blancs. La lumière inonde tout de voiles purs. 

Ils marchent le long des vagues qui avancent et reculent. Ils courent et sautent pour éviter de se faire mouiller. Le vent soulève leurs cheveux et les emmêle. Des brisures de coquillages et des algues déchiquetées mêlées à de gros grains de sable font des écharpes embrouillées sur la plage. Le père ramasse un escargot nacré. Il le tend à sa fille. 

 

Elle se rappelle. Elle avait cinq ans, la première fois qu’ils allaient à la mer ensemble, en famille. Au pied de l’hôtel, son père lui avait acheté un seau avec des dauphins. Chaque coquillage est un trésor, il n’y en a jamais deux pareils, lui avait-il dit. De retour à la maison, elle les a longtemps gardés dans une boîte à chaussures sous son lit. Elle jouait avec les chapeaux chinois et les grains de café. Elle aimait leurs rainures brunes, leurs piquants jaunes, leurs torsades granuleuses. Leur géométrie maladroite. Parfois, elle les léchait pour les faire briller et le goût du sel se répandait sur sa langue. Maman les a jetés pour alléger le déménagement. On ne peut pas tout garder, il faut avancer. Sur le coup, elle n’a pas dit non, elle s’en moquait des trucs de bébé. Mais là, ça pique quelque part. C’est petit, mais ça fait mal. Ces choses qu’on perd, et qui restent dans les souvenirs.

 

Coralie serre l’escargot dans la main. Il est mouillé, il est collant. Elle le glisse dans sa poche. Celui-là, elle le gardera. Un seul suffit. Il amène tous les autres. Le soleil baisse et le vent s’est levé. Il fait presque froid. Il faut rentrer. À chaque pas, elle sent le morceau de nappe en papier qu’elle a froissé, enroulé, noué et coincé sous les élastiques de son slip. Elle n’a pas son pareil pour résoudre les problèmes.

@Copyright 2021 Claire CORNET