Coup de cœur

Une fenêtre sur deux

de Chantal REY

Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens.

 

Tous les après-midi, Eugénie de Saint-Fulvien faisait disposer sa table à ouvrage près d’une des fenêtres donnant sur le boulevard, où la clarté lui permettait de travailler plus confortablement à l’une des nombreuses nappes d’autel qui faisaient la fierté de la paroisse. Sa fille prenait place près de l’autre fenêtre, où elle s’affairait à son trousseau. Quand la pendule aux angelots carillonnait ses quatre notes, la mère s’éclipsait discrètement.

 

Mademoiselle de Saint-Fulvien avait toujours été excessivement choyée par sa famille. Le jour de son dix-septième anniversaire, on lui fit entendre qu’il serait désormais séant de porter une bienveillante attention aux avances des jeunes gens qu’on allait mettre fort à propos sur son chemin.

« La vie est courte, soupirait sa sage mère, et la saison des appâts est bien éphémère, n’en déplaise aux insouciantes jouvencelles ! »

 

La demoiselle avait tout pour plaire : une excellente éducation, une dot considérable et la promesse, pour un gendre digne de confiance, d’une situation d’avenir dans la banque de beau-papa, ainsi qu’un logement luxueux dans l’hôtel particulier de la famille. Hélas, les mensurations peu avantageuses de l’héritière, tout comme sa pilosité confinant à l’exotisme, décourageaient les prétendants.

Quelques années plus tard, alors qu’ils se préparaient, la mort dans l’âme, à voir leur enfant coiffer sainte-Catherine, les membres de la tribu Saint-Fulvien eurent un regain d’espoir en découvrant le manège d’un jeune homme blond, à la silhouette élancée et à la mise convenable, qui se postait tous les jours à la même heure sur le trottoir d’en face et passait là un bon moment les yeux rivés sur les fenêtres de l’hôtel Saint-Fulvien sans rien faire d’autre que prendre des notes sur un calepin : « Sans doute des vers – pensait-on – inspirés par le spectacle de la jeune fille à sa fenêtre ». Afin de favoriser l’idylle naissante, on s’accorda pour ménager à la jeune fille son heure quotidienne d’intimité au moment de la muette sérénade.

 

Un après-midi, alors qu’Eugénie de Saint-Fulvien réintégrait le petit salon où elle avait fait servir le thé, elle trouva sa fille en pleurs : « Il ne me reste qu’à mourir, Mère, cela fait presqu’une semaine qu’il ne se montre plus ! » 

Désemparée, Eugénie s’en remit à son époux : 

« Il nous faut le ramener !

– Comment, quand nous ignorons jusqu’à son nom ?

– Vos relations dans la police auront tôt fait de le retrouver.

– L’effaroucher en mettant les enquêteurs à ses trousses serait le perdre à jamais ! »

 

Après plusieurs jours à refuser toute nourriture, mademoiselle, les yeux battus, déclara à ses parents, impuissants : « Il n’y a plus guère de destin envisageable pour moi en ce monde que celui d’épouse du Christ. » 

Cette décision affecta madame Eugénie à un point tel que le soir-même, après avoir vidé le flacon de liqueur d’arquebuse qu’elle gardait dans son boudoir, elle s’épancha auprès de sa femme de chambre, qui trouva à l’affaire des similitudes avec celle qui occupait ces derniers temps la domesticité de la demeure : 

« C’est tout pareil pour not’ Émilie, qui se voyait déjà mariée. Dame ! On comprend qu’elle y ait cru, à le voir tous les jours dans l’arrière-cour, le nez pointé vers la fenêt’ où c’que la chambrière déverse les pots et les filles de cuisine jettent les épluchures et les tripes de volailles ! » 

Quoique n’ayant rien à voir avec la mésaventure de sa fille, madame de Saint-Fulvien dut convenir que la coïncidence fut troublante.

 

Les époux Saint-Fulvien, heureux de constater que leur fille, passée la fougue du désespoir, n’était guère pressée d’entrer dans les ordres, s’employèrent à multiplier les sorties dans le monde. Si lesdites sorties furent l’occasion de rencontres, elles furent aussi l’occasion d’intrigues propres à raviver la douleur de l’amoureuse déçue. Partout il était question d’un jeune homme écumant boulevards, jardins, cours et avenues, crayon et carnet en main, observant les façades des demeures qu’il semblait étudier.

 

Les retrouvailles eurent lieu le 30 ventôse de l’an XII, à l’occasion du souper donné par madame de Carteney pour célébrer la promulgation du code Napoléon qui, selon elle, allait bouleverser la vie du peuple de France. Les hasards du protocole placèrent mademoiselle de Saint-Fulvien à la droite du mystérieux jeune homme : 

« Nous direz-vous enfin quelle est cette étrange marotte, monsieur…

– Caron. Citoyen Caron, si vous permettez.

– Quelle est donc cette étrange marotte, disais-je, qui consiste à observer les façades de vos congénères ?

– Il n’est nullement question de marotte, mais d’une fonction on ne peut plus officielle. »

 

Au gré des bals et des soupers, ces deux-là apprirent à se connaître et à s’apprécier au-delà de toute espérance, jusqu’à ce qu’un jour le citoyen Caron se présentât chez le banquier à l’heure du thé, ganté et chapeauté. 

« Il n’y a pas de sot métier », déclara monsieur de Saint-Fulvien lorsque le prétendant lui eut fait sa demande. Sans le formuler clairement, il espérait qu’un gendre compteur de fenêtres contribuerait à minorer substantiellement l’assiette de l’impôt sur les ouvertures dont il était redevable.

C’était faire peu de cas du zèle du citoyen Caron qui, dès le lendemain des noces, fit preuve d’une indécente intégrité.

 

 

Après un an de mariage, madame Caron mit au monde une petite fille aussi velue que sa maman, aussi robuste que son père était frêle, aussi brune qu’il était blond. La petite ne connut guère ce dernier, décédé avant qu’elle eût soufflé sa première bougie, des suites d’un stupide accident domestique. C’était du moins le discours réservé à l’enfant lorsqu’elle s’enquérait de son géniteur. Elle n’entendit d’autre son de cloche qu’à l’adolescence, grâce au goût de ses camarades de pension pour les ragots colportés par leurs familles respectives : 

« Tombé de sa fenêtre, mon œil ! C’est lui qui s’est jeté par la fenêtre.

–Vous mentez ! Pourquoi mon père se serait-il suicidé ?

– Parce qu’il a trouvé ta mère dans les bras du peintre embauché par ton grand-père. Un artiste, paraît-il, dans sa spécialité.

– Comment pouvez-vous rapporter pareilles calomnies ?

– Compteur de fenêtres pour les Finances Publiques, ton père aurait pu faire un geste pour que ton grand-père paie moins d’impôts. Au lieu de cela, il a veillé à ce que ce dernier ne bénéficie d’aucun passe-droit.

– Il faisait son travail !

– Certes. C’est pourquoi ton grand-père a fait reboucher une fenêtre sur deux pour les remplacer par des fenêtres en trompe-l’œil, grâce à quoi l’homme à l’oreille rouge s’est taillé une belle réputation parmi les propriétaires des demeures bourgeoises et des hôtels particuliers de la ville, qui se disputaient ses services.

– L’oreille rouge ?

– L’artiste avait une grande tache de vin derrière l’oreille. »

 

Suffoquée, la demoiselle Caron porta sa main à l’oreille gauche, réalisant que ses cheveux coupés à la victime, selon la mode de l’époque, exposaient aux yeux du monde la marque de l’infâme bâtardise.

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