Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Hitchcock

de Sarah FRUGÈRE

Ses vieilles mains ridées enserrent, dans un tremblement, le métal encore frais du garde-fou et elle se penche à sa fenêtre dans un élan ralenti afin de cracher le noyau de la cerise qu’elle vient de manger. C’est alors que la catastrophe se produit. Ce n’est pas seulement le cœur du fruit qui est expulsé de sa bouche, mais les dents qui l’ont croqué et qui n’ont a priori pas pu se passer de sa compagnie !

Nini regarde, incrédule, son dentier faire le saut de l’ange depuis le deuxième étage de l’immeuble dans lequel elle vit désormais. Elle se mordrait les lèvres de sa bêtise mais elle n’est plus en mesure de le faire.

Elle incline son cou raide pour suivre la trajectoire de l’improbable projectile et voit un cuir chevelu. L’incrédulité fait place à l’horreur : elle est sur le point de croquer un inconnu qui marche paisiblement sur le trottoir en contrebas, loin de se douter de ce qu’il va lui arriver. Elle aurait voulu le prévenir mais sa voix enrouée de n’avoir parlé à personne de la journée n’est pas aussi prompte à sortir de sa gorge que ses molaires de sa cavité buccale.

« Aïe ! Mais qu’est-ce que… 

La tête brune présente au soleil un visage tacheté de son et les yeux s’élargissent devant la mamie à la bouche vide. Celle-ci n’a pas le temps de cacher qu’elle est l’autrice du crime.

– Hey, vous ! 

Elle aurait pu se reculer, se cacher dans l’ombre mais ce serait prendre le risque de tomber à la renverse comme c’est devenu son habitude récemment. Elle ne voit plus qu’une chose à faire :

– Euh…ui…é…o…ée…

– Hein ? 

– Je…fuis…des…jolie.

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas… »

 

La tête redevient brune et semble se frapper le front de la main. À moins qu’elle ne se frictionne le crâne pour éviter une bosse.

Nini se retourne difficilement et s’accroche aux rênes de son carrosse flambant neuf : un Rollator dernier cri. Elle s’élance à la vitesse d’un escargot qui a décidé de ne pas bouger et après un temps qui paraît interminable à la tête brune restée dans la rue, aux lectrices et lecteurs de cette histoire, à la narratrice et à Nini elle-même, elle parvient à la porte d’entrée de l’appartement. Elle lâche le Rollator, s’agrippe à la clé pour la faire tourner dans la serrure, ouvre la porte, veille à la laisser grande ouverte, et appelle l’ascenseur.

« Deuxième étage. »

Bip.

« Rez-de-chaussée. »

 

La voix de l’ascenseur scande la descente aux enfers de Nini sur un ton nasillard. Le hall de l’immeuble lui semble être son purgatoire. Elle va franchir la porte du Jugement Dernier.

« Mais quel enfer ! 

La tête brune ne croit pas si bien dire. Nini est arrivée au mauvais endroit, elle qui avait veillé toute sa vie à accomplir le bien dans l’espoir d’intégrer le carré VIP du Paradis.

– Mais qu’est-ce que… 

Nini a déjà entendu cette phrase. Son appareil auditif est bien mis et chargé à bloc. 

– o…é…oi…on…en…ier !

– Pardon ? 

Impossible pour le passant de lire sur des lèvres rentrées dans leur coquille. Hébété, il regarde le bras désorienté de la vieille dame lui indiquer les rangées de dents restées sur le trottoir. Il ne comprend que trop bien le forfait voyelle de son interlocutrice et écarquille les yeux :

– Vous voulez que je ramasse votre dentier ?! 

Nini hoche la tête en signe d’assentiment aussi vigoureusement que lui permettent ses articulations ankylosées.

– Hors de question ! »

 

Elle fixe son voisin mieux que son dentier et celui-ci se sent obligé d’accéder à sa demande. Pleine de générosité, elle lui tend un mouchoir en tissu qu’elle a toujours dans la poche de son tablier.

L’homme n’a d’autre choix que de ramasser le dentier abandonné sur le trottoir. Sa mère l’avait prévenu des dangers de traverser la rue sans regarder, de passer sous les balcons où des pots de fleurs mal fixés pouvaient vous briser la nuque en un instant d’inattention, mais jamais elle ne l’avait mis en garde contre les incisives qui vous tombaient sur la tête ! Il aimerait avoir un bâton ou un de ces petits sachets qu’utilisent les propriétaires de chien pour ramasser les crottes mais il n’a qu’un mouchoir en tissu brodé.

Il ramasse la chose et la rend à sa propriétaire. Nini la fourre dans sa poche et lui fait signe de la suivre. Il ne sait pas s’il doit. Sa mère lui a dit de ne pas suivre d’étranger… Clairement, elle ne va pas lui proposer de bonbon qui colle aux dents.

« Vous pouvez entrer. »

La voix d’outre-porte automatique l’accueille et il s’étonne que l’ascenseur soit aussi bavard.

Il suit son agresseuse en faisant de son mieux pour ne pas lui passer devant. Il entre dans un appartement étonnamment moderne pour son occupante. Elle lui fait signe de prendre place sur une chaise couverte de miettes. Il refuse poliment et lui dit qu’il va l’attendre là. Elle se dirige vers la salle de bain. Il imagine qu’elle met le dentier dans un verre d’eau ou qu’elle le lave bien avant de mettre une bonne dose de Fixodent.

 

Nini revient en effet et lui adresse un sourire gêné. Il sursaute.

« Il…

– Oui, je ressemble à un pirate. 

Il pense à la publicité qui passait à la télévision avec les vieilles dames et leur coiffe bretonne : Tipiak, pirate !  et pouffe.

– Ce n’est pas drôle ! 

Il se reprend :

– Pardon mais c’est vous qui devriez être désolée pour moi, vous m’avez assommé avec votre dentier ! Comment est-ce possible ?! 

La défense de Nini est de piètre qualité :

– Je crachais un noyau de cerise… 

– En pleine rue ?!

– Les habitudes ont la vie dure. J’avais une maison avec jardin avant, je n’ai jamais mis un noyau à la poubelle de ma vie, moi, monsieur. 

Il se met à rire franchement devant l’incongruité de la situation.

– Et vous trouvez ça marrant ?! Mes propres enfants m’ont placée dans cet appartement que je déteste parce qu’ils ne voulaient plus m’aider à entretenir ma maison et voilà qu’il faut que je les appelle pour leur demander de venir s’occuper de mon dentier cassé ! Vous savez combien ça coûte ?! Je ne suis pas sûre que ma mutuelle prenne ça en charge… »

 

Pierre, puisque c’est bien sûr le nom de notre passant à la tête dure, Pierre, donc, a un cœur de consistance plus moelleuse que sa caboche et voilà qu’il se retrouve pris de sentiments face à cette vieille femme soudain inquiète. Il voit dans la dame âgée une petite fille affolée. Une gamine apeurée à l’idée de devoir appeler ses enfants pour leur avouer sa bêtise et leur demander de l’aide. Il lui tend la main :

 

« Pierre. 

Elle ne lâche pas le Rollator.

– Nini.

– Ni… ni… ?

– Ni estudia ni trabaja, qui n’étudie pas ni ne travaille. 

Pierre en aura entendu des vertes et des pas mûres aujourd’hui. Il bafouille :

– Bien sûr, bien sûr…Nini donc, enchanté. On peut dire que vous avez du mordant ! 

Elle s’esclaffe et ils se prennent à rire tous les deux.

 – Oh non, je vais me faire pipi dessus !

­– Ah non, hein ! Vous m’avez pris pour votre aide de vie ou quoi ? D’abord le dentier, ensuite la couche ?

– Moquez-vous, un jour, vous serez à ma place.

– Entre ça et la mort, je choisis le dentier et la couche !

– Vous oubliez le Rollator… 

Il laisse échapper encore un petit gloussement.

– Bon, Nini, soyons sérieux. Je vais rentrer chez moi, puisque c’est là que je me rendais avant que vous m’assommiez, mais je repasserai demain pour vous emmener chez votre dentiste. Nous n’allons pas vous laisser comme ça, vous allez faire peur au petit chien que je viens de voir passer… Comment s’appelle-t-il ?

– Hitchcock.

– Fenêtre sur cour ? Vous avez beaucoup d’humour avec votre fenêtre sur rue !

– Et vous, vous percutez vite pour un homme !

– Oh, Nini…ne faites pas de généralités comme ça… »

Elle a un air de fillette désolée.

 

Le lendemain, Pierre est fidèle à sa promesse et vient sonner chez Nini. Nini pour Virginie, comme le lui indique l’étiquette à côté de la sonnette.

Il l’emmène chez le dentiste. Une réelle expédition qui occupe toute sa soirée.

Nini retrouve son sourire plein de dents du troisième âge. La petite souris n’est pas passée. Plus de trou dans le râtelier mais un dans le porte-monnaie. Les frais dentaires sont exorbitants.

Pierre la reconduit chez elle et l’aide à éplucher son contrat de mutuelle. Ils en arrivent à la conclusion qu’elle devrait avoir un reste à charge très faible. Nini est rassurée.

 

Au cours des jours qui suivent, quand Pierre aperçoit Nini à sa fenêtre lorsqu’il passe en dessous pour rejoindre son logement, il joue au mime. Tantôt il se protège de projectiles imaginaires en se cachant la tête dans les bras, tantôt il semble attraper une balle et la renvoyer en direction de la fenêtre de celle qui n’est ni étudiante, ni active. Ceci amuse beaucoup cette dernière.

Elle se surprend à attendre les passages de Pierre dans la rue, tous les soirs à la même heure.

 

Au bout de quelques temps, elle décide de l’inviter à monter boire un verre chez elle.

« Hum…entre le sirop qui a tellement de dépôt qu’on dirait qu’il se mange plus qu’il ne se boit et la bouteille d’un très mauvais vin conservée au fond de votre placard, je ne sais que choisir…Nini, vous me gâtez ! Et si nous allions au bar, plutôt ? Il y en a un au coin de la rue, accessible en Rollator à moindre effort ! Et je pense que leurs biscuits apéros ne sont pas périmés… »

Pierre emmène donc Nini au Globe, le bar-brasserie au bout de leur rue.

Cela devient leur rituel, une fois par semaine. Le jour anniversaire de la chute des dents. À chaque venue, ils choisissent une nouvelle table. Ainsi, ils font le tour du globe.

« Pierre, c’est vous qui m’avez fait le plus voyager depuis longtemps !

– Vous m’en voyez très honoré.

– Vous savez, à mon âge, on ne sait pas où on va mais on y va. On se sent poussé, contre notre gré, par une force invisible vers un inconnu qui nous effraie. On aimerait freiner des quatre fers, se retourner et partir à l’opposé, mais on n’en a pas le pouvoir. On est alors saisi de crises de panique qui paraissent inexplicables et qui sont pourtant tellement sensées. Quiconque a conscience du chemin qu’il emprunte jour après jour aurait raison de s’alarmer car la fin est la même pour tous et personne ne veut l’atteindre. 

Pierre reste sans voix. D’habitude, leurs conversations sont bien plus légères.

– Alors on se remplit la tête de bêtises. La télévision est pour cela notre meilleure alliée. On la laisse tourner en boucle pour éviter d’avoir à entendre le silence, à tâtonner dans l’espace qui nous entoure, à réfléchir à la vie qu’on a menée et à celle qui nous reste. »

 

Pierre rumine les mots de Nini, incapable de s’endormir, dans la moiteur de son lit. Il se noie dans les ricochets muets de la nuit, il passe sa main sur la moitié inoccupée du matelas et remâche ce qu’il a fait de sa maigre existence tout en interrogeant son futur. La seule chose de vraiment bien qu’il voit est le fait d’offrir un peu de compagnie à cette vieille dame qui lui a fait tomber son dentier sur la tête. Le plafond blanc s’illumine, alternant le bleu et le rouge, comme un drapeau français qui claquerait dans le vent. Pierre se sent attiré hors de son lit et traîné jusqu’à la fenêtre. De là, il se rend compte que la sirène de l’ambulance est stationnée devant l’immeuble de Nini. Sans trop savoir comment il sait, il enfile un pantalon de jogging par-dessus son caleçon et un vieux T-shirt qui traînait et sort dans la rue.

 

Nini était crispée dans sa souffrance. Suite à sa chute, son bracelet avait alerté les pompiers et le standard avait dépêché une équipe sur place car il avait été impossible de comprendre ce que la vieille femme avait, mais les rugissements étouffés ne laissaient pas de doute sur la place de la douleur sur l’échelle de 1 à 10. Les numéros d’urgence, ceux de ses enfants, n’avaient donné lieu qu’à des sonneries dans le vide.

Nini avait attendu, pliée en deux, le haut de son corps affalé sur son lit, le bas en contact avec le sol froid qui la rappelait à sa réalité. Elle aurait presque pu rire, entre deux élancements, de se retrouver ainsi en position de prière, elle, l’athée affirmée. Elle soupçonnait que tout allait s’arrêter bientôt.

Maintenant, les secours sont là. Elle n’a pas vu qui était venu l’aider mais certainement des hommes forts pour réussir à la hisser sur le brancard et à l’emmener. Nouvelle descente aux enfers dans l’ascenseur du diable.

« Rez-de-chaussée. »

Elle aurait pensé que la traversée du Styx se faisait a minima au niveau -1.

« On va essayer de ne pas trop vous secouer en sortant. »

Le ciel se découvre sous ses yeux. Elle n’était encore jamais sortie de chez elle de cette façon. On lui avait toujours dit qu’on quittait les maisons de retraite les pieds devant ; elle, elle est en train de plonger tête la première, sur le dos, hors de son immeuble, comme une gamine jouant les aventurières sur un toboggan aquatique.

La lumière bleue et rouge balaie les murs aux alentours mais ne parvient pas à teinter les étoiles. En se mentant à elle-même, Nini peut se dire qu’elle quitte sa maison chérie, celle dans laquelle elle a vécu toute sa vie avec son mari, celle où elle a élevé ses enfants. Celle où elle pensait mourir à son tour.

« Nini, vous m’entendez ? 

Tiens, qui est cette voix qui vient troubler son repos éternel ?

– Nini ? Comment va-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle a ?

– Vous êtes de la famille ?

– Non, je suis… 

Une voix d’outre-tombe appelle : 

– Pierre.

– Présent !

– Vous connaissez cet homme ?

– Oui, coasse Nini.

– D’accord. Vous voulez monter avec elle, monsieur ? On l’emmène à l’hôpital.

– Oui. »

Pour la première fois depuis qu’il s’est laissé toucher par les dents de Nini, Pierre ose un contact physique et prend la main décharnée de la vieille dame allongée sur le brancard.

Celle-ci a fermé les yeux sur les étoiles, refusant de voir le plafond blanc de ce qui sera peut-être son cercueil.

Elle sourit aux anges, comme le bébé en couche qu’elle est redevenue.

« Vous lui avez donné quelque chose ?

– Elle est sous morphine. »

Pendant que Nini se laisse aller au soulagement de l’absence de tourment, Pierre se demande quelle sera la suite des événements : il ne sait pas dans quel hôpital ils vont, s’il pourra l’accompagner, si elle va s’en remettre ou décéder là-bas, il n’a aucun moyen de contacter ses enfants…

 

« Pierre ? 

Il sursaute.

– Oui ?

– Occupez-vous d’Hitchcock.

– Vous vous rappelez ce qu’on s’est dit sur la politesse, Nini ? Votre grand âge ne vous autorise pas à me donner des ordres. Vous pouvez les enrober de « s’il vous plaît » ou de « merci ».

– Merci. »

 

 

Pierre fixe la fenêtre qui donne sur la rue avec, au bout de sa main, la laisse retenant Hitchcock. Une fenêtre qui avait marqué un tournant dans sa vie et par laquelle l’âme de Nini s’était échappée, pour réintégrer la maison avec fenêtre sur cour d’où elle pouvait cracher ses noyaux de cerises, pour l’éternité.

 

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