Premier prix

Miroir, miroir...

de Nathalie FERLAY

Chinoises, les ombres se découpent, précises, sur le voilage blanc, à la lumière trop crue du plafonnier. Autour de la table, quatre chaises, dossiers hauts, rembourrés, confortables. Quatre convives.

 

De l'autre côté de la rue, par un hasard salutaire, il a trouvé refuge sous un large porche libre. Il s'y abrite du mieux qu'il peut, la nuit et le froid mordant ne lui font pas de cadeau. D'abord indifférent au reste du monde, il remarque à peine le manège des silhouettes fantomatiques et silencieuses de la fenêtre en face. Une fois emmitouflé dans tous ses vêtements et calé contre la vitrine, il n'a plus qu'à attendre que la nuit passe. Alors il les voit. Quelque chose le trouble peu à peu. Il les observe et c'est sa vie qui défile devant lui, à travers le miroir déformant de cette fenêtre d'appartement.

 

À un bout de la table, le profil sec, la posture raide, presque figée, le chignon strict duquel rien ne dépasse : la Matriarche. Le menton pointu monte et descend au seul rythme des maigres bouchées qu'elle picore du bout de la fourchette. Pas un mot, les regards suffisent.

 

Il faut croire que chaque famille a la sienne. Jamais un compliment, jamais un merci, jamais une marque d'affection, l'aumône de son auguste présence, le « tout-dû » à son rang, à son âge, à l'absurdité de l'habitude et, derrière ses petits yeux rentrés, aspirés par le dessèchement de son cœur, un insondable mépris. Notre Marâtre.

 

À l'autre bout de la table, le dos affaissé, le ventre rebondi, le crâne presque totalement sphérique et lisse, les bajoues ramollies tombant vers le menton, double : le Placide. Il bouge peu, tangue d'une grosse fesse à l'autre, avance des bras charnus vers les louches qu'il saisit à mains potelées et ramène encore et encore, pleines, vers l'assiette.

 

Pas facile d'être celui qui emmène une belle héritière loin du destin prestigieux qu'on espérait pour elle. Tu fais de ton mieux pour être à la hauteur. Peu à peu tu t'enveloppes, tu arrondis tes angles pour que tout glisse, pour que rien n'ait de prise, parce que tu n'es jamais assez bien pour les autres. Tu prends de la largeur pour ne pas prendre le large, tu protèges ton cœur, tu l'enrobes de douceurs sucrées et tu gardes le cap, parce qu'elle, elle t'aime.

 

Elle ne s'assoit presque jamais, elle va, elle vient, elle tend les plats, prend les assiettes, remplit les verres, disparaît un instant et revient les mains pleines, elle s'occupe de tout et de tous. Le cou gracile, les cheveux savamment décoiffés, les mains longues et fines, agiles, les gestes fluides et légers : la Féline. Elle danse autour d'eux, elle tisse la toile cohésive du cocon familial, elle distribue les liens.

 

Tes cheveux. Le souvenir de leur parfum vanillé, de leur incroyable douceur. La perfection de ton profil « grec ». Le battement de ton cœur à ton cou délicat. Et ton corps, souple et ferme, à la fois fort et tendre, légèrement arrondi juste sous le nombril, au renflement sacré de ton nid.

Maintenant j'ai froid mon amour.

 

Au milieu, une petite main tendue vers la panière à pain, quelques mèches de cheveux hirsutes dépassent du dossier de la chaise, il gigote, il se penche furtivement pour ramasser quelque chose : l'Enfant. Son siège le cache presque tout entier, il n'existe quasiment pas, que par morceaux, parfois et brièvement.

 

Le plus beau jour de notre vie. Nous n'en revenions pas. Comment était-il possible que tant de bonheur nous arrive, à nous ?

Il rattrapait tout : mon insuffisance, mon origine misérable, notre amour incongru aux yeux de la Marâtre. Elle pouvait bien garder son air supérieur et pincé, il l'ignorait. L'a-t-il jamais appelée « Grand-maman » ? Quelle farce, qu'avait-elle eu d'une maman pour toi, mon amour ?

Il gigotait lui aussi, ne tenait pas en place, riait, babillait, il prenait tout l'espace. Il était notre vie, notre lumière, notre énergie.

Tout était si parfait mon amour, lui, toi, moi et notre Amour contre le reste du monde.

J'ai si froid.

 

 

La Féline porte un nouveau plat dans lequel une forme oblongue terminée par deux manchons fume encore. Le Placide joint les mains en prière sur son cœur, les mèches de cheveux de l'Enfant rebondissent au-dessus du dossier, la Matriarche a-t-elle vraiment hoché du chignon ?

 

C'est la dinde, pauvre bête.

Je l'imagine se dandiner dans sa basse-cour, confiante, grattant le sol aux côtés de ses congénères, incapable d'anticiper le sort qui leur est réservé.

Moi non plus, je n'ai rien vu venir.

Moi aussi je croyais que ma vie c'était ça : la quiétude et le bonheur simple de mon quotidien avec mes deux amours, pour toujours.

Il y avait bien la Marâtre, d'accord. Même de loin, depuis sa tour d'ivoire parisienne, elle nous envoyait ses ondes maléfiques. Il faut bien le reconnaître, elle avait du talent pour tout salir sans dire un mot. Ses silences étaient meurtriers. J'ai toujours pensé qu'elle n'acceptait ton invitation pour le réveillon que pour mieux nous le pourrir. C'était ta B.A de l'année, ta façon de soigner ton karma disais-tu.

 

Le Placide s'est levé. Il disparaît un instant et revient avec une bouteille qu'il porte avec précaution, à deux mains. Il la présente à la Matriarche qui ne bronche pas. Il caresse délicatement la bouteille et en enlève habilement le bouchon. Il lui sert un fond de verre qu'elle goûte du bout des lèvres.

 

J'aurais peut-être dû retourner le voir ton fichu Perroquet. Je n'ai pas supporté qu'il répète tout ce que je disais. C'est vraiment ça le boulot d'un psy ? Te renvoyer comme un écho ta culpabilité, tes angoisses, tes envies de mourir ? Comment espérait-il supprimer cette douleur incrustée dans mon cœur comme un tatouage ?

Je trouvais que boire me soulageait plus vite, pas longtemps mais plus vite.

Quand j'y pense, toute la cave y est passée. Ma cave, mon autre fierté. J'ai descendu des milliers d'euros de grands crus et à la fin, tout avait le goût de piquette.

Le moindre de mes gâchis.

J'ai tellement froid mon amour.

 

La Féline incline légèrement la tête quand elle leur parle. Elle les regarde, elle les touche. Elle ne peut pas faire autrement, elle les caresse à peine, effleure une joue, une main, une épaule.

 

Après lui, tu as disparu toi aussi.

Tu t'es vidée...

Tes yeux, organes stériles, plus de feu, plus de joie, plus d'amour, plus de vie.

Je t'ai vue entrer à l'intérieur de toi, aspirée par le néant, rongée par l'insupportable.

J'ai vu ton corps disparaître un peu plus chaque jour, le bombé de ton nid devenir plat, puis creux.

Je t'ai vue t'éloigner, partir loin en toi, là où je ne pouvais plus te rejoindre.

Plus tu te vidais, plus je buvais.

Presque toujours plein.

 

Les bras de l'Enfant s'agitent, il bondit sur place alors que la Féline apporte un plat en forme de bûche. Le Placide applaudit et ébouriffe les cheveux de l'enfant. La Matriarche tourne légèrement la tête vers lui.

 

Nous la bûche, on ne l'a pas vue, on l'a prise dans la gueule et on ne s'en est jamais remis.

Je ne peux pas, je ne veux pas m'en souvenir.

Putain de daube.

Il aura suffi d'une bouchée et soudain, le silence. Ses petits bras qui battent l'air, tes cris de panique, et mes gestes désespérés pour qu'il crache.

En vain.

Son petit corps tout mou dans mes bras à l'arrivée des secours.

D'un seul coup tu bascules en enfer et tu ne remontes jamais.

Je vais vomir. Mon cœur brûle.

Je veux dormir, juste dormir et ne plus penser.

 

***

« Ma chérie, ce repas était vraiment délicieux !

– Merci maman mais tu sais, je n’y suis pas pour grand-chose, c’est Paul qui a tout fait !

– Alors merci mon cher Paul, c’était parfait. Votre dinde et ce merveilleux vin, un vrai bonheur.

– Mais de rien chère Yvette. Vous savez bien que je n’ai aucun mérite, c’est mon métier la cuisine et c’est un vrai plaisir de vous faire partager mes petits talents. Vous avez à peine touché à la bûche…

– Pardonnez-moi, elle était excellente mais je n’avais plus de place. Vous m’excuserez mes enfants, ce torticolis me fait tellement souffrir ! Me tenir raide comme ça, m’épuise. Je vais faire comme mon petit-fils et aller me coucher. Quel ange, cet enfant est vraiment adorable.

– Ma pauvre maman, j’espère que tu vas bien dormir tout de même. Léo ne t’a pas trop fatiguée avec ses babillages ? Il était tellement heureux que tu sois avec nous ce soir !

– Mais non voyons, au contraire, c’est exactement ce qu’il me fallait. Avec cette fichue épidémie ça fait des semaines que je n’ai vu personne.

– Tant mieux alors, nous sommes ravis que tu sois là maman. Allez viens, je vais t’aider à te coucher.

– Bonne nuit Yvette. Chérie, je vais sortir une minute.

– Tu es sûr ? Il fait un froid de canard ! Ils ont dit que les températures étaient particulièrement basses ce soir !

–Justement. J’ai vu un homme devant l’agence immobilière, je vais voir s’il veut bien accepter quelque chose à manger et une boisson chaude. C’est terrible d’être seul dehors une veille de Noël et par un froid pareil.

– Oh d’accord, bien sûr, tu es un amour. À tout à l’heure alors. »

***

 

25 décembre 2021

C'est un peu après minuit qu'un habitant de la place Nansouty a découvert le corps sans vie d'un homme sur le seuil d'une agence immobilière. Cette tragédie porte à 4 le nombre de SDF décédés depuis le début de la vague de froid.

@Copyright 2023 Nathalie FERLAY