Coup de cœur

Mise en lumière

de Mathilde GOBILLIARD

Quand j’ai accepté ce boulot, je ne savais pas du tout dans quoi je m’embarquais. Épuisée par ma cinquième année de médecine, l’alternance entre les cours et les stages à l’hôpital, les amphis blindés et les examens, j’avais besoin de faire une pause. Une pause rémunérée de préférence. Mes parents ont toujours soutenu mes projets, mais pas jusqu’au point de financer une année de césure ou « année glandouille », comme disait ma mère. 

Un matin, j’étais assise sur les marches devant la bibliothèque avant une habituelle journée de révisions, quand une copine réputée bavarde s’est jointe à moi. J’ai soupiré. J’aurais préféré profiter de mon café en silence. Au cœur de son monologue, elle a évoqué la cousine de la belle-sœur de son oncle, ou quelqu’un s’en rapprochant, à la recherche d’une jeune fille au pair. « Tu es la candidate idéale ! Si ça t’intéresse, je transmets ton CV. »

Un nourrisson de quelques semaines, un contrat de six à huit mois, des déplacements à l’étranger. Je ne savais pas, je devais réfléchir… Les couches et les biberons, je n’y connaissais rien. Par contre j’étais partante pour quitter la grisaille ambiante et mon quotidien devenu pesant. 

La copine a insisté.

« Elle cherche quelqu’un en urgence, quelqu’un de sérieux et de discret. Toi qui en as marre de tout ça, dit-elle en agitant la main vers la horde de sacs à dos qui se pressait entre les murs de l’austère bâtiment universitaire, c’est le destin ! » 

Tout le monde possède au moins une copine de ce genre, prête à interpréter chaque événement, aussi infime soit-il, comme un signe mystique à ne surtout pas prendre à la légère. Beaucoup trop terre à terre pour croire à tout ça, j’hésitais.

Puis, elle a évoqué le salaire. 

Le destin avait parlé. J’ai postulé le jour même.

 

L’entretien d’embauche a été aussi déroutant qu’inoubliable. Rendez-vous donné dans un café, je m’étais appliquée à être à l’heure et correctement habillée pour rencontrer ma nouvelle employeuse. À la place, j’ai été accueillie et interrogée, le mot semble fort, mais je vous assure avoir vécu un véritable interrogatoire, par le garde du corps et l’agent de Madame Capri. Rien que ça ! Il semblerait que ma copine soit bavarde uniquement quand ça l’arrange…

 J’ai avalé mon Coca zero d’une traite pour me donner une contenance et grappiller quelques secondes pour digérer l’information. Capri, Capri… Comme Lisa Capri ? Impossible… Quand je vais raconter ça à ma mère ! Non, ça ne peut pas être elle… En même temps, existe-t-il une autre Madame Capri qui pourrait envoyer son garde du corps pour jauger la nouvelle baby-sitter ? 

Après ma mère, ma deuxième pensée a été de me demander dans quel bourbier je m’étais lancée. Ma famille, mes amis, mes études, mes centres d’intérêt, ma vie amoureuse, mes réseaux sociaux… Tout a été balayé ! Monsieur l’impresario posait les questions et Monsieur le garde du corps prenait des notes sur son téléphone. Puis, on m’a tendu plusieurs feuillets à lire et à parapher. Si on m’avait dit, un jour, que je signerais un contrat de confidentialité sur un coin de table de bistro ! Une fois le précieux document récupéré, les deux hommes m’ont présenté le mode de vie de Lisa Capri et ce qu’on attendait de moi : m’occuper de son fils âgé de trois mois pendant sa tournée mondiale. Une diva adulée aux quatre coins du monde, aux comptes en banque débordants, ne pouvait pas profiter un peu plus longtemps de son bébé et devait remonter sur scène comme Madame Toutlemonde reprend le travail… Aberrant mais vrai ! 

Au bout de deux heures de mises en garde et autres consignes variées, je me sentais aussi rincée qu’après un partiel de biochimie. Je plongeais dans un monde nouveau. Un monde où les paillettes et les artifices dissimulaient une toute autre réalité.

 

Comment préparer une valise de moins de vingt-trois kilos pour huit mois avec des vêtements assez chauds pour survivre à un hiver new-yorkais, mais également des tenues adaptées au climat sud-africain ? Avec le recul, une cargaison de T-shirts pour pallier les régurgitations de bébé et un lot de pantalons de jogging auraient fait l’affaire. Mais comme je le disais, à l’époque, je ne prenais pas bien la mesure de ce qui m’attendait. 

Le bagage à main s’est avéré beaucoup plus simple à faire. Quitte à voir du pays, j’étais décidée à renouer avec une ancienne passion : la photographie. À l’âge où mes camarades de classe négociaient de précieuses minutes supplémentaires devant la télévision le samedi soir, je suppliais mon père de rester un peu plus longtemps avec lui dans son laboratoire photo de fortune installé dans la salle de bain. À l’adolescence, je me passionnais pour Doisneau, Ronis et Maier. J’arpentais les rues avec un appareil argentique offert pour mes quinze ans à la recherche du plan parfait, du bon angle, de la luminosité adéquate… Je me rêvais photographe professionnelle, reconnue et exposée dans les galeries du monde entier.

« Mais mademoiselle, ce n’est pas un métier, ça, photographe ! » J’entends encore l’intonation dédaigneuse avec laquelle le conseiller d’orientation avait prononcé le mot photographe.  Brillante élève, je suis alors entrée en fac de médecine. J’ai rangé mon attirail au fond du placard et les manuels d’anatomie ont remplacé les planches contacts sur les étagères.

 

Simon s’est révélé être un bébé très indulgent. Il ne semblait s’offusquer ni de ma maladresse pour changer les couches ni de ma lenteur à préparer un biberon. De mon côté, comment ne pas m’attacher à ses yeux rieurs et à sa bouille joufflue qui se posait sur mon épaule pour s’endormir ? Nous nous sommes vite adoptés pour mon plus grand soulagement et celui de Lisa. Je dis Lisa, car elle m’a tout de suite demandé de l’appeler par son prénom.

« Je te confie ce que j’ai de plus précieux au monde alors pas de manière entre nous. »

Je la voyais peu. Être en tournée ne signifiait pas seulement monter sur scène deux ou trois soirs par semaine et passer plus de temps dans les aéroports que n’importe qui. Comptez les répétitions avec les danseurs, les musiciens et les techniciens son et lumière. Ajoutez les cours de chant, les séances de sport intensives, les essayages des tenues de scène, les plateaux télé et émissions de radio promotionnelles, les dédicaces, le filage dans chaque nouvelle salle de concert, les deux heures de maquillage, coiffure et échauffements avant le début du show... Sans parler de tous les aléas de dernière minute qui entravaient le fonctionnement millimétré d’une tournée de cette envergure.

Le peu de temps libre qu’on lui accordait, Lisa le passait avec Simon. Même épuisée, elle prenait le temps de lui chanter une comptine. Même en rentrant au milieu de la nuit, à peine démaquillée, elle venait se ressourcer au son de son souffle apaisé de bébé endormi. Je l’ai surprise une fois, au pied du berceau, des larmes silencieuses roulaient sur ses joues alors qu’elle le couvait du regard. 

Lisa était torturée. La grande professionnelle prête à tous les sacrifices pour donner le meilleur d’elle-même à ce public qui l’adulait se confrontait à la maman pleine de culpabilité de ne pas profiter de chaque instant avec son fils. 

Cette tournée mondiale tombait au plus mauvais moment. Quittée par le père de Simon en pleine grossesse pour un mannequin à peine majeur et obligée d’assumer cent cinquante-quatre concerts démesurés trois mois après son accouchement. Concerts dont les billets s’étaient vendus en six minutes faisant disjoncter la plupart des sites revendeurs. Annuler pour cause de maternité ? Impensable ! Reporter de quelques mois ? Les assurances ne suivraient pas. 

Pas le choix, Lisa se dédoublait. Diva la nuit, Maman le jour.

La culpabilité, la discipline physique ou encore la fatigue n’étaient pas les seuls compagnons de voyage de Lisa. La peur accompagnait aussi la tournée. La chanteuse était terrorisée à l’idée qu’un fanatique s’en prenne à Simon. Elle imaginait les pires scénarios : enlèvement, séquestration, menace, rançon… Un garde du corps campait en permanence devant la porte de la chambre d’hôtel que je partageais avec le bébé et je devais être joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais, surtout, je n’avais l’autorisation de sortir avec Simon qu’en présence de Lisa.

Autant dire, jamais. 

J’ai voyagé à travers quatre continents sans quitter les chambres d’hôtel. J’ai aperçu les plus grandes capitales mondiales depuis des fenêtres qu’on peut juste entrebâiller. J’ai appris à dire bonjour et merci en quinze langues grâce aux voituriers et aux femmes de chambre. Je me suis brossé les dents face au Colisée. Je me suis endormie au son des vagues du Pacifique et réveillée aux lumières de Times Square. J’ai donné des biberons face à la Sagrada Familia et changé des couches avec la pyramide de Gizeh en arrière-plan. J’ai goûté le haggis, l’okonomiyaki, le goulash et les enchiladas grâce au room service. J’ai chanté des comptines devant les toits de Paris et lu des histoires face au Corcovado. 

J’ai voyagé en survêtement cachée derrière une vitre.

Ma préférence allait aux chambres situées aux premiers étages. Bien sûr, les toits terrasses offraient des panoramas incroyables sur les villes, leurs monuments, les environs et plus loin encore. Mais les premiers étages plongeaient dans l’intimité des rues. L’immersion était plus intense. J’adorais ça. Chaque sieste de Simon devenait le parfait prétexte pour m’installer face à la fenêtre et observer. Les gens, leurs comportements, leurs tenues, les devantures de magasins, les terrasses de café, la circulation… Je dégainais alors mon appareil photo. 

Je voyageais cachée derrière un objectif 70mm.

Je me prenais pour James Stewart ! Sans plâtre à la jambe et avec un appareil photo à la place des jumelles. Je ne sais pas si c’est l’ennui ou une véritable fascination pour ces coins de rues étrangers qui m’a poussée à vouloir les immortaliser. Peut-être un mélange des deux. Je voulais donner un autre regard sur ces grandes villes que tout le monde mitraille de la même manière. Je m’appliquais avant de presser le déclencheur. Réfléchir au premier comme à l’arrière-plan, attendre la bonne variation de lumière, inclure le reflet de la vitre, espérer que cette femme à la capeline traverse la route au bon moment ou prier pour que ce rouge-gorge posé sur la rambarde ne s’envole pas trop vite…

 

Huit mois plus tard, je quittais Simon et Lisa ainsi que les cent cinquante autres membres du staff. La tournée se terminait. Lisa a promis de me donner des nouvelles de Simon. Je lui ai promis de l’appeler si je repassais dans le coin. 

Je suis rentrée chez mes parents avec un excédent bagage de sept kilos. Sept kilos de pellicules. Après une rapide embrassade, je demandais : « Papa, on peut installer le labo photo ce soir ? J’ai quelques tirages à faire. »

J’ai passé les quinze jours suivants dans la pénombre de la salle de bain, les mains fripées à force de patauger dans les différents bains de développement photo. 

Bain révélateur. Mon père semblait impressionné par mes clichés. Il m’a proposé d’en montrer quelques-uns à un ami journaliste.

Bain d’arrêt. Convaincu de mon talent, l’ami journaliste a proposé d’écrire un article sur moi pour me faire connaître. Le lendemain de sa parution, j’étais contactée par un galeriste. De fil en aiguille, je me retrouve ici, devant vous et ce micro.

Bain fixateur. J’ai pris la meilleure décision de ma vie, ce matin-là, devant la bibliothèque universitaire. Ce boulot a tout changé. Parfois, je repense à un certain conseiller d’orientation et le mot photographe résonne alors avec tant de force et de fierté dans ma tête que je voudrais le crier pour être bien sûre qu’il m’entende…

 

« Isa, t’as entendu l’interview de la jeune photographe qui a fait le tour du monde des chambres d’hôtel ? 

— Celle qui gardait le fils de Lisa Capri pendant sa tournée ?

— C’est ça ! Elle parle bien cette gamine. Ses photos sont exposées au Petit Palais tout l’été. Je prends des places ? »

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