Coup de cœur

Verre dormant

de Alyssia PETIT

Je suis toujours restée discrète et vous n’avez pas entendu parler de moi, à part très localement.

 

Ma silhouette vous est devenue familière, longue, étroite, sombre, presque invisible, effacée contre la muraille, comme s’y confondant. Je suis quasi inexistante pour l’œil indifférent des passants sur le trottoir d’en face. 

 

Je ne me comporte pas comme ces jeunes cadres dynamiques, qui se pavanent et s’exhibent dans nos villes de nos jours, avec non seulement leurs parures pleines de raideur, blanches ou gris anthracite, ou noires, mais aussi cet air de transparence faussement virginale, qui vise à mieux séduire.

 

J’ai toujours vécu ici. Mon angle de la rue est une tourelle qui débouche sur une placette pavée et ombragée d’un tilleul centenaire, survivant préservé du jardinet voisin. Le soir, comme depuis une citadelle, je coule un regard oblique, précautionneux, un regard incisif, appuyé mais qui ne croise celui de personne. 

 

Dans le quartier, je le sais, on me trouve vaguement menaçante. On m’évite. On ne lève pas les yeux vers moi. Alors je suis libre d’observer la maison d’en face en toute discrétion. C’est là que tout a commencé, sur le trottoir, sous le balcon du premier étage. Le soir, pour profiter de la fraîcheur, Les Deux venaient s’installer comme un couple d’hirondelles accrochées au bord de leur nid de boue, d’herbes, de plumes et de brindilles. Ils s’asseyaient sur l’appui de fenêtre extérieur de leur étroit logis, un studio refait à neuf, c’est ce qu’on dit maintenant. Lui sortait une petite table en métal ronde, et elle deux verres emplis de Lillet et de petits cubes bleutés qui ressemblaient à des fragments de pavés de verre. À chaque fois, les arômes d’orange amère, de menthe, de sourires et de tendresse me parvenaient, traquenard olfactif refermé sur moi et ma solitude, moi qui avais pourtant été confrontée de longue date à des odeurs autrement plus désagréables. 

 

Je ne comprenais pas ce qu’elle lui trouvait. Il fallait admettre qu’il était bien bâti, mais son visage était inexpressif, avec un regard aussi vague et vide que celui d’un œil de bœuf au fond d’une étable perdue. Elle, je la trouvais magnifique, elle était élégante, bien proportionnée, avec la gracieuse ossature d’une jeune fille du Nord. Elle venait en vacances chaque été en Gironde. Sa blondeur cendrée, c’était comme monter dans un grenier au cœur de l’été, et contempler depuis une lucarne entrouverte le blé doré de juillet par un gai clair de lune.

 

Moi, j’étais son exacte opposée. On me disait repliée sur moi-même, obscure, obtuse, et redoutable. On me qualifiait d’épouvantail à moineaux et d’appeau pour araignées. Certes, ma raideur hautaine inspire la dignité. J’ai une verticalité, un maintien de bon aloi, qui force le respect. Mon sourire, s’il existe, se veut une mince fente qui ne livre rien.

 

Je ne me comporte pas comme ces jeunes cadres à la dernière mode, qui se pavanent et s’exhibent dans nos villes de nos jours, avec non seulement leurs parures pleines de raideur, blanches ou gris anthracite, ou noires, mais aussi leurs paumelles moites et banales, et cet air de transparence faussement virginale, qui vise à mieux séduire.

 

On me décrit parfois comme susceptible d’agressivité. Mes ancêtres, il est vrai, n’hésitaient pas à prêter main-forte pour se débarrasser de leurs adversaires. Mon aïeule fut glorieuse arbalétrière de grand talent, qui tint son rang et prit part à toutes les rébellions et guerres de religions et territoires.

 

Le soir, les intonations de leurs conversations me parvenaient, assourdies par l’épaisseur du mur. Les Deux se querellaient à mon sujet. Lui pensait que ma forme et mon allure globale ne présentaient aucun intérêt. Il en était venu à une détestation qui confinait à la haine. Oui, il me haïssait, il voulait me détruire, me faire disparaître de cette habitation dans laquelle j’étais née. Pour lui, je n’étais qu’un objet de répulsion, à l’hygiène discutable et aux redoutables remugles, recluse dans un taudis privé de lumière du jour et mal ventilé. 

 

Il se comportait comme un vulgaire coupe-jarret, acharné à me perdre, et se gargarisait de mots vengeurs. Soupirail, sabord, jour de souffrance, fenêtre à guillotine, fer maillé, verre dormant, parclose, barreaux, isoler, déliter, démanteler, aveugler, murer. Tout son lexique tendait à dénigrer et à intimider, comme si je devenais pour lui une condamnée à mort de temps ancestraux, menée au pilori et promise à l’oubliette. Claire-Marie écoutait la ritournelle de ses récriminations, mais son esprit littéraire s’évadait, par association d’idées, à chaque terme nouveau qu’il lui faisait découvrir.

 

L’expression verre dormant avait fait surgir en elle non pas l’image de pavés translucides verdâtres, mais celle de l’eau dormante. Plus que la mare ou l’étang, se pressaient devant elle ces personnages de roman, si calmes en surface mais dont le caractère et la dangerosité pouvaient se révéler avec une extrême brutalité.

 

Claire-Marie prenait résolument ma défense. Elle m’avait toujours connue, et nous partagions le même amour pour un couple de pigeons ramiers qui chaque année venait confectionner son nid assez haut dans une fourche du tilleul. Ensemble nous tendions l’oreille pour percevoir les petits cris aigus des oisillons vulnérables et voraces. Toute cette agitation non seulement faisait monter son regard dans ma direction, mais aussi descendre l’ombre bienveillante du mien vers elle. Dans ce trou noir ou lumineux, vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. Elle citait Baudelaire, et le piètre spadassin qu’était son compagnon répondait contrat, devis, primes et garanties décennales. J’avais du mal à contenir mon exaspération. Vil faciès de gargouille, va !

 

Je ne me comporte pas comme ces cadres de fenêtres haut de gamme, qui se pavanent et s’exhibent dans nos villes de nos jours, avec non seulement leurs parures pleines de raideur, blanches ou gris anthracite, ou noires, mais aussi leurs paumelles moites et banales, et cet air de transparence faussement virginale, qui vise à mieux séduire. Par le terme de transparence, je parle ici de leur double ou triple vitrage qui ne sert à rien quand s’y affronte et triomphe la brûlure du soleil de midi.

 

Les larges ouvertures dans une région solaire comme la nôtre sont une offense au bon sens de jadis. Et je hais chacune de leurs indécences, leurs sottes manières de s’ouvrir en grand aux autres, à deux battants, dès le matin, pour s’offrir aux passants, qui n’ont jamais hésité à jouer les voyeurs. Je les connais, les yeux fureteurs des marcheurs de l’aube, qui flairent l’intimité encore tiède et pleine des odeurs de coucheries des autres, derrière les voilages de lin ou de soie.

 

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. La voix de Claire-Marie s’élevait et me faisait brièvement oublier les contingences de ce nouveau monde que je toisais malgré moi depuis mon échauguette, sans en comprendre vraiment toutes les complexités. 

 

La semaine dernière, j’ai frémi de l’intérieur quand un coup de vent brutal a parcouru la ruelle. Il a fait claquer en face de moi les persiennes en aluminium d’une porte-fenêtre, invention bâtarde, ni chair ni poisson, qui défigurait par sa hauteur excessive et son bleu agressif l’architecture simple et harmonieuse de toute la demeure de caractère, aux pierres patinées par le temps. J’ai frémi à m’en briser, comme un volet en bois vermoulu tremble sous les bourrasques à s’en rompre une charnière. Je vieillis. J’ai également de sérieux motifs d’inquiétude pour mon avenir dans le quartier. Il se raconte que mon habitat menace ruine, qu’on s’interroge en haut lieu sur sa solidité et sa dangerosité pour autrui.

 

Raison de plus pour me tenir aux aguets. Ne vous méprenez pas en pensant à mon âge : je demeure la guerrière, immémoriale, prête à tirer à couvert sur l’assiégeant ou sur l’inopportun, le traître. Lui, le Rénovateur, comme il se désigne lui-même, est un suppôt avéré de Mon Sire Bricolage. Il est à la solde des promotions, et autres exonérations de gabelle. Il a fomenté une cabale contre moi, afin de me détruire en totalité, sous prétexte que je suis trop fragilisée pour être réparable. Il s’est permis d’insister pour examiner mes jointures. Il m’a tapotée en tous sens avec sa grotesque truelle, et a fait figurer sur le rapport me concernant un outrageant ciment de sable. Je suis au courant, merci. Il y a longtemps qu’il s’effrite et tombe en pluies sèches sur les dalles, les jours de vent d’autan… 

 

Claire-Marie a protesté quand elle a compris ce que signifiait un arrêté de péril. Il lui a répondu qu’elle était trop jolie pour se préoccuper de ce genre de papiers, et il l’a serrée dans ses bras pour clore le débat. Elle s’est un peu débattue. Sa colère me réconfortait et une fois encore, je m’interrogeai sur la vie qui l’attendait avec un homme dont les arguments se bornaient à une virile étreinte d’arquebusier prétentieux. 

 

Ce soir-là, de l’autre côté de la rue, après une dernière étreinte, Les Deux s’étaient dégondés l’un de l’autre. Il partait à l’instant pour un chantier lointain qui le retiendrait plusieurs semaines hors de la ville. Dissimulée derrière le treillis de bois au travers duquel elle pouvait voir sans être vue, Claire-Marie regardait partir son amoureux. Je connaissais son visage des séparations, son expression contractée, comme verrouillée par un vantail d’acier.

 

Ô jalousie, bien nommée, quand tu nous tiens, elle derrière la sienne, et moi, envahie par la mienne, de jalousie, à son égard… Au fil des ans, on m’avait tolérée, mais sans m’apprécier ni me chérir… Qui n’avait jamais chanté mon histoire ou mis en vers un seul des mérites de ma personne ? On me regardait, parfois, mais toujours de haut en bas, ou de travers. Ô Charles, que ne m’avais-tu observée sans animosité, puis glorifiée dans ton œuvre ! 

 

Qui m’avait aimée ? J’avais passé des siècles de solitaire existence à être une embrasure sans embrassements, une archère à ébrasement sans embrasement…

 

Le Rénovateur traverse la rue, il se retourne, il fait signe à Claire-Marie. Il s’immobilise : il est à ma portée. Je ne sais pas si elle a entendu le heurt d’un gros moellon descellé qui fracasse une boîte crânienne pour en disperser les mauvaises pensées. Il manquait cruellement d’ouverture d’esprit. Voilà qui est réparé

 

Moi aussi je peux devenir oscillo-battante si je veux. Oscillo-combattante. Et comment.

 

Je suis une meurtrière.

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