Coup de cœur

Pas partir

de Éric SCILIEN

Je sais, monsieur Villemain. Les prix ont augmenté. Mais c’est vrai pour tout, vous savez : regardez quand vous allez faire vos courses au supermarché ! Alors c’est la même chose pour changer la vitre de votre fenêtre. Ça coûte plus cher, aujourd’hui.

 

Et puis la dernière fois que je suis venu, ça remonte à quand ? Six, sept mois ?

 

Moins que ça, vous êtes sûr ?

 

C’est vrai que vous êtes un de mes meilleurs clients !

 

Vous fâchez pas, Monsieur Villemain ! Je dis ça, c’était juste pour plaisanter. 

 

 

14 juin

Allo ? Oui, c'est votre assureur, Monsieur Villemain. Je voulais vous prévenir de l'augmentation à venir lors de votre prochain appel à cotisations.

 

Pourquoi ? Je pense que vous vous en doutez un peu, tout de même ?! Vu le nombre de fois où vous nous sollicitez pour le remplacement d'un carreau cassé...

 

Non, le fait qu'il s'agisse toujours de la même fenêtre ne change rien à l'affaire.

 

J'entends bien, Monsieur Villemain. Mais comme vous vous en doutez, nous ne sommes pas des philanthropes. Nous aussi, nous avons besoin de gagner notre vie !

 

Non, je ne suis pas en train de vous dire qu'il vous faut vivre les volets fermés ! Maintenant, si ça peut diminuer la casse... c'est à vous de voir.

 

C’est ça. Au revoir, Monsieur Villemain. 

 

 

3 juillet

Avec combien de "L" s'écrit votre nom, Monsieur ? Deux, très bien. Monsieur VILLEMAIN.

Donc, je reformule ma requête : êtes-vous bien certain de n'avoir véritablement rien vu, rien entendu de ce qui s'est passé la nuit dernière, au bas de votre immeuble, vers deux heures du matin ?

 

Prenez le temps de la réflexion, Monsieur Villemain. C'est important.

 

Je suis désolé mais je n'arrive pas à croire que vous n'ayez rien vu, rien entendu. Les gens âgés comme vous sont réputés avoir le sommeil léger et à ce que je sache, cela a dû faire un boucan d'enfer là dehors, en pleine nuit !?

 

Réfléchissez, Monsieur Villemain.

 

Il y a quand même une personne placée en coma artificiel suite à cette altercation nocturne ! Si les honnêtes citoyens comme vous n'aident pas la police, nous n'y arriverons pas. Le quartier est plutôt agité par ici, non ?

 

Nous avons besoin de vous, de votre témoignage, Monsieur Villemain.

 

Vous avez peur ? Vous avez peur de quoi ? Des représailles ? Il faut nous le dire, Monsieur Villemain. Nous vous protégerons, s'il le faut.

 

Bien, nous allons vous laisser. Vous savez où nous appeler, si quelque chose vous revient. 

 

 

4 juillet

Salut, le vieux. On a vu les flics venir chez toi, alors y faut qu'on cause. Tu nous laisses entrer ou tu préfères qu’on reste sur le palier comme si on était des chiens ?

 

Non, lui il rentre pas. Il reste en bas, au cas où les flics reviendraient. Il nous préviendra, je préfère pas qu'on nous voie ensemble.

 

Bon alors ? Qu'est-ce que tu leur as raconté, aux flics ?

 

Rien, t'es sûr ?

 

Ça vaut mieux. Dans tous les cas, on saura si t'as bavé ou pas. Tu vis seul ici ?

 

Elle est où, ta vieille ?

 

Elle sort jamais de son lit ?

 

En tous cas, tu nous as compris. S’il y a un problème, on fera cramer ta vieille dans son lit. C’est clair, non ? Alors fais en sorte qu'on n'ait jamais à revenir, ça vaut mieux pour tout le monde.

 

Salut, le vieux. 

 

12 juillet

Bonjour, Monsieur Villemain. Je voulais vous communiquer une information : le jeune placé en coma artificiel suite à l’altercation dans votre quartier pendant la nuit du 2 au 3 juillet est décédé.

 

Pourquoi je vous dis ça ? Au cas où cela pourrait vous motiver à retrouver la mémoire.

 

C’est cela. Bonne journée, Monsieur Villemain. 

 

 

2 août

Bonjour, Monsieur Villemain. Dites donc, vous n'avez pas tardé à me rappeler !

 

Dites-moi, cette fois c'est du sérieux ! Y en a vraiment qui se croient tout permis. Tirer à balles réelles sur les façades d’un immeuble, c'est à peine croyable !

 

C’était juste pour s’amuser, vous croyez ? Il y a tout de même d’autres façons de rigoler, non ?!

 

À la Kalashnikov ? Oui, j'ai vu quelque part que c'étaient des armes quasiment en vente libre sur le net. En tous  cas, c'est un miracle que personne n'ait été touché.

 

Dites-moi, cette fenêtre ! On va finir par y mettre du blindage, si ça continue.

 

Pardon, désolé. Je comprends que ça ne vous fasse pas rire.

 

Oui, je sais bien que vous n'avez rien demandé à personne.

 

Comme vous dites, c'est comme ça. C'est la vie. 

 

 

 

5 août

Là, c’est vraiment plus possible, papa ! Vous ne pouvez plus rester là, ça devient trop dangereux !

 

Mais si, vous pouvez partir. Même à votre âge. Et puis on est là, nous. On vous aidera.

 

Écoute, ne prends pas le mors aux dents comme ça, laisse-nous faire avec Marie. Fais-nous confiance.

 

Bien sûr, ce ne sera pas facile. Et je sais bien que ce n’est pas parce que maman reste dans son lit qu’elle n’aura pas son mot à dire.

 

Cinquante ans, tu dis ? Bientôt cinquante ans que vous serez dans cet appartement ? Ah oui, le temps passe vite.

 

Je sais bien qu’ici, il te suffit d’ouvrir ta fenêtre pour pouvoir parler avec les voisins et avec tout le monde. Oui, j’ai conscience que ça t’arrange bien, maintenant que c’est plus difficile pour toi de te déplacer. Mais il n’y a pas que des avantages à habiter au rez-de-chaussée, non ? La preuve, combien de fois ils t’ont cassé ton carreau ?! Je t’ai suffisamment entendu t’en plaindre ! Alors ne me dis pas le contraire.

 

 

5 octobre

Regarde papa, la vue que vous avez d'ici !

 

Vraiment extraordinaire, pas vrai ? Pour toi qui apprécies de t'asseoir devant ta fenêtre et contempler, tu es servi.

 

La mer à perte de vue.

 

Je peux te dire qu'il y en a beaucoup qui se damneraient pour bénéficier d'une vue pareille !

 

D'accord, vous ne connaissez personne ici. Mais franchement, vous serez quand même mieux que dans votre cité, non ? D'autant que ça commençait à sentir sérieusement le roussi là-bas, avec toutes les émeutes et les violences dans votre quartier !

 

Quoi ?!

 

Non, ne me dis pas que tu préférais ta fenêtre avec vue sur les parkings et les halls d'immeubles ?!

 

Alors là, je n'y comprends plus rien.

 

Je sais bien que tu aimais regarder passer les gens, que ça te donnait l'impression de participer, d'être dans la vie... Mais quand même.

 

La mer, c'est beau aussi, non ?

@Copyright 2023 Éric SCILIEN