Coup de cœur

La voix

de Anne VERILLAUD

La voix murmurait depuis longtemps à son oreille. Et elle grandissait, prenait un ton d’urgence. La voix l’accompagnait, et de murmure devint son, devint obsession.

La voix disait : Ose !

La figure de proue, cambrée le long de l’étrave, cou tendu déployé, visage en plein vent, regard sur l’horizon, le large ou la côte espérée, les seins durcis par le vent – la figure de proue n’hésite pas, elle.

Elle brave le soleil et les tempêtes, le sel la ronge, le vent l’érode. Ça ne fait rien. Toujours elle fixe, au-delà, l’espoir de liberté. Elle ose et ne recule jamais.

Reste toi aussi cette figure de proue. Pourquoi ton corps magnifiquement tendu perdrait son âme, au sens de l’âme d’une épée ? Pourquoi te relâcherais-tu, jusqu’à fondre, là, en petit tas, en flaque, tes seins orgueilleux retombés, ton fier visage avili ?

Ose ! Ose !

Jusque dans ton sommeil la voix insiste. Et c’est vrai ! Pourquoi pas ? Que crains-tu ? Le pire, c’est maintenant. Le pire, tu l’as vécu, tu le vis. Pas besoin d’avoir peur ! Peur de quoi ?

Son pouvoir ? Quel pouvoir ? Toi partie, il n’en aura plus aucun. Il ne règne que sur ta présence. Sans toi il n’est rien. Comprends-tu ?

Sans–toi–il–n’est–rien. Rien.

Et la voix insistait, mettait des mots sur ce qu’elle vivait, trouvait des issues.

C’est un dictateur. C’est un prédateur. Mais tu n’es pas une proie, tu n’es pas une victime. Tu es la femme fière de l’étrave !

Ose profiter de son sommeil. Ose profiter de ses absences, même courtes. Ose partir, et filer, vite, et te perdre, vite, dans des directions inattendues, dans le grand vent du large et le souffle des forêts.

Non !

Ne dis rien. Personne, pas même moi, ne doit savoir où tu vas.

Il n’imagine pas que tu puisses te déprendre. Que tu puisses partir. Là est ta force. Il pense que tu n’oserais pas, jamais. Alors, ose.

Il entretient ta peur, il te ment sur le monde, dehors, qui te déchirerait, sur les autres qui n’admirent que lui, qui te mépriseraient. Il te parle de loups, il te parle de rats, il te parle de gros dangers, et de vermine, et de maladies. Il te ment.

Ose. Pense à la figure de proue. Tu as été cette femme absolue, tendue vers l’avenir, toute droite pour avancer, et qui n’avait peur de rien. Rappelle-toi. Tu courais sur l’écume, tu dansais sur les flots, tu t’élançais sur les ailes du vent. Tu étais cette femme. Ose redevenir elle, même blessée, même vieillie, même inquiète – mais pas amoindrie. Pas réduite. Pas l’âme assassinée.

La voix ne se taisait jamais.

Tu commençais à regarder plus attentivement. Profiter de son sommeil… Profiter de ses sorties… Ne pas faire de bruit avec la porte… Ne rien emporter… Fuir à grands bonds silencieux…

Oui, peut-être.

Ose ! Ose, ose, ose !

Oui, sûrement.

Préparer quoi que ce soit, ce serait l’avertir.

Il faut partir nue – enfin, presque nue.

Et il faut faire vite. Car l’âme de l’épée en toi se forge. Tu te redresses. La figure de proue se cambre. Il va le remarquer. Montre-toi, comme d’habitude, soumise, craintive. Fais tout ce qu’il y a à faire, qu’il ne fera pas, qu’il te dit de faire.

Ne lève pas les yeux ! Pas avec ce regard-là !

Il a vu !

Et pourtant, il est surpris, pas plus. Il est si sûr de lui. En fait, il n’y croit pas. Il t’a si bien écrasée. Ce soir, il te violera, et tu ne diras rien. C’est le prix à payer. Tu le paies depuis si longtemps !

Il sera le mâle puissant. Il le croira. Toi seule sais ce qu’il en est. Il sera satisfait. Prétentieusement satisfait, maître de ta vie, seigneur de tes jours et de tes nuits. Il se tournera et il s’endormira.

Ce soir. Pas demain, pas plus tard. Ton âme est trop droite, la figure de proue t’habite tout entière, tes seins se rebellent, ton visage cherche l’horizon. Ça se voit. Tu ne peux pas rester. Cette fois, tu dois partir. Tu dois oser.

    

Alors elle se leva sans bruit. Alla uriner, parce que, s’il n’avait encore qu’un sommeil léger, il saurait que tout était normal : après la douleur du viol, elle urinait. Sortit sans bruit, il n’y avait pas de vent, laissa la porte entrebâillée sur la nuit, furtivement s’éloigna, passa le coin de la maison, le coin de la rue, profita d’une flaque d’ombre pour s’arrêter, enfiler le survêtement emporté de la chaise au pied du lit.

Elle s’aperçut qu’elle ne respirait pas, s’y força.

Puis elle détala.

Et la nuit était douce et amicale.

Il n’y avait pas de loups, il n’y avait pas de rats, il n’y avait pas de vermine.

La lune éclaira sa fuite, les arbres la cachèrent. La mer la caressa, une dune l’abrita. La garrigue l’accueillit, un ravin la protégea.

Elle respirait tranquillement. Enfin quiète et paisible.

Au matin il s’étonna. Puis il s’emporta. Il cassa quelques meubles. Puis s’inquiéta : comment ferait-il, sans elle ? Cela ne serait pas !

Auprès des voisins et des connaissances, il joua les protecteurs affolés : elle ne va pas bien, elle a dû faire une crise, il faut la retrouver, absolument ! Elle n’a pas pris ses médicaments ! Les gens, d’abord incrédules, finirent par le croire plus ou moins. Puisqu’ils étaient mariés…

Mais où chercher ? Aucun chien n’avait aboyé, aucune piste n’était visible. Il fallait avertir la police.

Ce qui fut visible soudain fut sa réticence à signaler à la police la disparition. Ce qui fut visible, ce fut qu’aux questions policières sur les médecins qui l’avaient soignée, il ne pouvait répondre. Ce qui fut visible, ce fut que cette « grande malade » n’avait jamais été vue, jamais été diagnostiquée.

Ce qui fut visible alors, ce fut qu’il l’avait à peu près séquestrée.

Et il fut soupçonné.

Alors la voix reprit de plus belle.

 

Ose ! Ose aller au poste de police le plus proche. Ose dire et raconter (mais demande d’abord à parler à une femme, on ne sait jamais…). Ose montrer tes bleus, ose dire les mots dont il se servait. Ose expliquer ton emprisonnement, physique, moral, psychique.

Ose.

Sinon, il recommencera. Et une autre peut-être n’aura pas la force, n’osera pas. Une autre peut-être n’aura jamais été figure de proue. Ne saura pas l’être. 

Ne l’osera pas.

Ose pour elle aussi. Et pour toutes les autres.

Ose ta liberté !

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