Petit bout d'Homme
Cinq ans
Petit bonhomme n’a pas les mots, mais il a déjà le cœur bien gros.
Il ne mesure même pas encore trois pommes qu’il se sent déjà de trop.
De trop à l’école, dans la cour de récréation ou au club de foot où l’entraîneur le traite de bon à rien.
De trop dans sa fratrie, au milieu de ces deux grands dadais qui se foutent de lui en permanence – ou avec papa et maman qui ne le comprennent jamais, ne prennent jamais sa défense.
De trop où qu’il aille, quoi qu’il fasse.
Huit ans
Insomnies, énurésie et bégaiement.
Moqueries, insultes et isolement.
Petit bout d’homme n’est pas beaucoup plus grand mais se traîne un chagrin beaucoup trop lourd pour un petit cœur d’enfant.
Il manque d’appétit et d’appétence pour tout ce qui l’entoure.
Sa vie c’est l’angoisse, tous les jours.
Aller à l’école tête baissée, épaules voûtées et boule au ventre. Redouter chaque récréation.
Être traîné de force au club de foot, appréhender chaque entraînement.
Rentrer faire face aux railleries de ces deux imbéciles de frères.
Se prendre en pleine face les reproches de ses parents pour n’être pas assez ci pas assez ça.
Trop chétif. Trop sensible. Pas assez gaillard, pas dégourdi.
Trop maigrichon, trop frêle. Pas assez costaud.
Trop détruit mais personne ne semble vraiment le voir.
Pas assez souriant, adaptable, conciliant.
Il n’est jamais comme il faut, jamais à sa place, jamais bien dans sa peau de marmot.
Douze ans
Début de la préadolescence. Petit bout d’homme avance mais rien n’a vraiment de sens.
Moqueries et harcèlement constituent son décor permanent depuis qu’ils ne se limitent plus à l’enceinte de la cour de l’école. Le collège, c’est les premiers téléphones portables, les premiers réseaux sociaux. Les boutades le rattrapent où qu’il aille, le persécutent. Aucune fuite possible.
Petit bout d’homme écorché essaie de grandir mais la peur lui tenaille le ventre, lui coupe l’appétit et le sommeil.
Il se surprend parfois à imaginer un monde sans lui. Il ne serait plus de trop puisqu’il n’existerait tout simplement pas. Il cherche des issues de secours partout autour de lui. Une trappe ou un passage secret qui lui permettrait juste de fuir le collège, fuir les entraînements de foot, fuir même sa propre vie, son propre corps.
Il rêve parfois qu’il se liquéfie, qu’il n’est plus qu’une toute petite flaque puis qu’il s’évapore et vole au vent. C’est la seule pensée qui l’apaise et lui donne la force d’affronter chaque nouvelle journée qui succédera fatalement à la précédente.
S’il veut devenir un grand homme, il faut qu’il mange. Voilà ce que tout le monde lui dit. Le pédiatre, ses parents, ce fichu coach de foot. On a beau le lui répéter, il n’a pas faim. Manger c’est le contraire de disparaître, le contraire de s’évaporer. Manger c’est accepter de grandir et de vivre.
Treize ans
Petit bout d’homme maigrit à vue d’œil. Il s’allège, se déleste comme pour creuser son cercueil.
Insultes et boutades pleuvent depuis si longtemps qu’elles ont inondé toute la cour du collège. Enseveli tout son être si frêle.
La puberté se fait attendre, la croissance semble s’être arrêtée.
C’est la seule chose qu’il contrôle encore. Ne pas manger, ne pas grandir.
Il n’a pas encore réussi à disparaître mais le projet est en cours. Tout ce qu’il est obligé d’ingurgiter est systématiquement rejeté dans les toilettes. Chaque kilo perdu est une victoire, un pas qui le rapproche de la fin. De l’évaporation.
Son âme un jour s’en ira bien loin de ce corps qu’il déteste de plus en plus.
Quatorze ans
Petit bout d’homme en construction se détruit lentement mais sûrement.
Première hospitalisation. Premiers diagnostics.
Il est accueilli avec d’autres jeunes comme lui. Tout aussi décharnés et tout aussi ravagés.
Petit bout d’âme en lambeaux n’a plus que la peau sur les os. Mais la peau c’est déjà beaucoup trop.
Pour la première fois de sa vie, il se fait un petit cercle d’amis.
Eux ne se moquent pas, ne jugent pas. Ici, les jeunes n’ont pas besoin de se raconter leur vie pour se comprendre. La maigreur parle d’elle-même et rapproche tous ces petits bouts d’hommes et de femmes, qui – ensemble – ne se sentent plus de trop.
Chaque jour, il a rendez-vous avec un psychologue qui essaie de lui faire poser des mots sur son mal-être. Mais les mots restent là en boule, coincés au fond de sa gorge comme une honte qu’il taira à jamais.
Il sait lui, pourquoi il s’affame, s’effiloche. Pourquoi il rejette ce corps et veut l’amoindrir pour le faire disparaître. Il ne lâchera pas le morceau. Il n’osera jamais dire une telle chose à haute voix.
Quinze ans
Quatrième hospitalisation
Petit bout d’adolescent erre comme un fantôme dans les couloirs de cet hospice qu’il ne connaît que trop. Ce service pédiatrique est devenu sa deuxième maison.
Est-ce qu’il s’y sent bien ? Probablement un peu moins mal qu’ailleurs. Ici au moins on lui confisque son téléphone – il échappe alors aux réseaux, aux messages de haine.
Ici, il se sent moins seul, il y a tous ces bouts de squelettes comme lui. Certains sont même devenus ses amis, pas encore ses confidents. Il n’est toujours pas prêt à se confier. C’est comme une honte, un tabou qu’il ne peut partager avec personne.
Ici il se retape un peu, reprend à contrecœur quelques grammes, retrouve un peu l’appétit mais… à peine sorti il replonge aussi sec.
Un cercle vicieux. Un cercle sans fin et surtout sans faim.
C’est un éternel retour à la case départ.
Il ne s’en sortira pas s’il continue comme ça, lui répètent ses parents. Décidément ils ne comprennent vraiment rien à rien. Et pourtant il est persuadé qu’ils le savent au fond d’eux, ils connaissent la raison de son mal-être. Ils se voilent la face, nient l’évidence mais ils savent depuis longtemps déjà ce qu’il n’ose avouer à personne.
Seize ans
Première TS, comme on dit dans le jargon médical.
Petit bout de jeune homme en souffrance a tenté de mettre fin à sa frêle existence.
Puisque s’affamer ne semble pas suffire, il a employé les grands moyens.
Lui qui n’avale rien a su faire exception pour se gaver de médocs jusqu’à en perdre connaissance.
Il n’y est pas allé de main morte. Cette intoxication volontaire ne sera pas considérée comme un appel au secours non. C’était bel et bien une réelle tentative de fuite. Une évasion irréversible.
Mais… petit bout d’homme en miettes est toujours là. Irrémédiablement vivant. Il ne s’est toujours pas évaporé et ce n’est vraiment pas faute d’avoir essayé. Que faut-il faire de plus pour y parvenir ?
C’est vraiment sans fin ce cercle infernal. Il n’y a aucune issue possible pour ce petit bout de vie.
Tout ça ne peut que mal se finir.
Dix-sept ans
Petit homme en devenir essaie enfin de se reconstruire. Pour la première fois de sa vie, il a envie de s’en sortir.
Petit bout de pas grand-chose remet soudain tout en cause. Finies les tentatives de meurtres envers sa propre personne, finies les intoxications et overdoses.
Il analyse son histoire en lambeaux. Puisqu’il n’a jamais pu disparaître, le moment serait-il venu de prendre le temps de guérir. Essayer de se comprendre, de se soigner. Et qui sait, de s’apprécier ?
Toute cette énergie qu’il a déployée pour s’autodétruire, s’il l’utilisait maintenant pour tenter de faire la paix avec lui-même. À défaut de disparaître, pourquoi pas apparaître ou même renaître.
L’heure est à l’introspection, à la résilience.
Puisque la mort n’a jamais voulu de lui, il a fini par comprendre que c’était maintenant à lui d’accepter la vie.
Mais rien ne sera si simple. Il le sait. Le parcours sera long. Et pour avancer il faudra se faire force, il faudra trouver le moyen de parler. Cracher tous ses mots qu’il ravale depuis toujours. Oser dire tout haut ce que tous ses proches ont déjà compris, ce que tous font mine d’ignorer.
Il ne peut plus continuer ainsi, vivre dans le déni. Il faut que ça change. Que tout change.
Dix-neuf ans
Petit homme est devenu tellement grand. Il est encore bien maigre mais sait enfin que ça ne durera pas éternellement.
Deux longues années de thérapie, des heures d’analyse et de réflexion.
Il a enfin su avouer l’inavouable. Il sait maintenant qu’il n’y a jamais rien eu de honteux, de sale ou de déshonorant.
Il peut le dire aujourd’hui avec fierté – ce long chemin en valait la peine. Il est maintenant prêt à tous les sacrifices. Être enfin bien dans sa peau n’a pas de prix.
Il a mûrement réfléchi, a pesé le pour et le contre. Ce n’est certainement pas un choix à faire à la légère. Il n’y aura pas de retour en arrière possible.
Il est sûr de lui. Sa décision est prise. C’est la seule façon de retrouver un jour l’appétit.
Vingt-deux ans
Elle est enfin libre et heureuse.
Elle retrouve goût à la vie, découvre les goûts et les saveurs de tout ce qu’elle n’a avalé que sous la contrainte auparavant.
Elle se familiarise avec la sensation de faim.
Avoir faim, c’est accepter de vivre. Elle dévore, se surprend même à s’empiffrer de sucreries avec ses amis. Ceux qui l’acceptent comme elle est.
Notre petit bout d’homme a-t-il réussi à disparaître pour la laisser apparaître ? Pas vraiment non. Ce n’est pas une disparition, ni même une transformation. C’est plutôt un éveil ou un retour à soi.
Elle n’est plus jamais de trop. Au contraire, elle est juste à sa place. Bien dans sa peau, bien dans ce corps qu’elle apprécie enfin, bien dans son identité, dans son genre. En accord avec elle-même.
Petit bout de grand Homme est enfin la femme qu’il a toujours été.
Adieu les moqueurs, les bien-pensants. Au diable tous ceux qui lui ont fait du tort.
De toutes ces années de souffrance, ne reste plus que la fierté d’avoir su tenir bon, ce courage qu’il a fallu aller chercher au fond de ses tripes pour oser s’assumer pleinement, pour oser la transition.
Elle peut aujourd’hui l’affirmer, elle n’a jamais été un garçon. Elle était femme depuis le tout début. Femme en prison dans un corps de petit homme.
Il est loin le temps du mal-être, du harcèlement et de l’anorexie. Ce n’est plus qu’un souvenir un peu flou. Petit bout de femme croque désormais la vie à pleines dents. Qui l’eût cru ?