Premier prix

L'éternité contre le temps

de Lionel BEBIN

À défaut d’enthousiasme, j’avais apporté avec moi les munitions, un Saint-Joseph rouge de chez Barou et un Marsanne Roussane d’un viticulteur rhodanien nouvellement installé, qui bossait déjà terriblement bien, je me disais que sans doute, si je m’ennuyais, comme souvent, comme presque toujours, j’aurais au moins le réconfort de picoler dans un coin mes propres bouteilles, parce que la plupart des autres invités, généralement, ils s’en foutent de la qualité du vin, boivent juste pour l’ivresse, or je déteste la piquette, m’ennuyer dans la compagnie des gens et en plus boire mal, ce serait trop pour ma nature solitaire, j’étais donc arrivé vers 22 h avec une bouteille dans chaque main. Auparavant j’avais un peu tourné dans la campagne au volant de ma petite voiture, le GPS de mon téléphone paraissait aussi paumé que moi mais enfin j’avais fini par trouver la maison d’Aurore, une haute et belle maison, entre de grands arbres, au milieu de vastes champs cultivés, immenses, sans âme, dans l’obscurité croissante de ce soir d’été. Dans l’allée de graviers, j’avais été saisi par l’odeur du chichon que fumaient une bande d’ados bientôt cinquantenaires, et qui ne voulaient visiblement pas vieillir, et qui discutaient en gloussant de rire sous l’auvent de la maison. J’avais salué rapidement quelques visages connus, connus depuis tant d’années, depuis le lycée pour certains, et dont la rencontre ne m’inspirait qu’un sentiment de surprise maussade, surprise tout de même parce que je ne pouvais pas m’empêcher de m’étonner des blagues du temps, le sarcasme triste des années, qui avait empâté nos visages, labouré de rides nos fronts étonnés, dégarni nos crânes, affaissé nos silhouettes, comme un étrange sortilège, et cette jolie fille en fleurs ce n’était plus que l’ombre de sa mère, et ce Pierrot élancé avait pris un embonpoint de notaire, et ce Dom Juan des bals du lycée s’était fait vieil obsédé de Guermantes, mais Aurore c’était différent, elle avait gardé sa belle ingénuité, même si le temps ne l’avait pas non plus épargnée, elle m’avait accueilli en ouvrant grand les bras et m’avait étreint comme son plus vieux copain, Aurore à qui je devais mon dépucelage, c’est une dette dont on est toujours redevable, l’invraisemblable mis en forme dans les draps vrais d’un lit, la divine nuit dans une chambre d’ado, Aurore qui ce soir-là m’étreignait encore, mais en tout bien tout honneur désormais, et depuis si longtemps, respectueusement, Aurore que suivait de près, ne quittait jamais trop longtemps son mari suspicieux. Elle m’avait demandé des nouvelles de ma famille, de mes enfants, de mon boulot, quelques banalités, elle se sentait obligée, bon, mais soudain elle avait ajouté, les yeux rieurs, tu devineras jamais, non, tu ne croiras jamais, qui est là, qui nous a fait la surprise d’être là, elle était de passage à Lyon, elle s’est souvenue de moi, de toi, tu penses bien, tu ne devineras jamais – et moi, bien sûr que je devinais, mais c’était impossible, je n’avais pas oublié, je n’avais jamais cessé de ne pas l’oublier, presque tous les jours, que ça en devenait ridicule, d’avoir une fille comme ça dans la tronche, et depuis tant d’années se demander encore, que devient-elle en cette journée où toi-même tu fais semblant de vivre, pense-t-elle encore à toi, quelquefois, des trucs de midinette, mais je ne pouvais pas m’empêcher, alors sa présence ce soir-là, c’était inespéré, cela ne pouvait tout de même pas être. Et Aurore de m’entraîner vers le salon, elle savait que tu devais venir, elle t’attendait, je crois, j’ai eu cette impression, non je ne te dis pas qui c’est, attends, tu vas voir, la voilà, au fond de la pièce, qui parle avec Stéphane. 

 

Delia.

Delia, debout, un verre à la main, et qui n’écoutait déjà plus les sottises que Stéphane continuait de lui débiter ivre de lui-même et de son mauvais vin, Delia m’apercevant me reconnaissant aussitôt, immobile comme une statue de sel, pétrifiée par l’échange de nos regards, et moi-même je ne savais pas comment mes jambes parvenaient encore à me soutenir, à me porter vers elle, à oser me ramener à elle, mais c’était la gravité, sans doute, la relativité générale qui avait pendant tant d’années courbé notre univers et nous ramenait enfin l’un à l’autre, inexorablement. Delia, bonsoir, te voilà, tu as beaucoup changé, tu n’as pas changé, c’est toujours toi, la divine surprise, Stéphane, tu permets, Delia mon dieu, et elle de sourire gravement, de sourire d’un sourire qui revenait chargé de nuits d’absence, d’années tristes, d’une énigme à jamais irrésolue, mais qu’avons-nous fait de tout ce temps, comment avons-nous pu bâtir une vie séparée, des chemins loin de l’autre, alors que la promesse n’était pas celle-là, comment par quel charme maudit la vie s’est-elle trahie. Je ne l’embrassais pas, à peine j’effleurais sa main, de peur de la voir disparaître, s’évanouir, pour toujours, mais non, c’était encore elle, là, derrière les rides, c’était nos dix-sept ans, derrière mon trouble, derrière nos mots qui se cherchaient, et j’avais une terrible envie de la prendre immédiatement dans mes bras, de la serrer contre moi, de ne rien lui dire, de laisser nos corps s’expliquer, tellement plus malins les corps, tellement plus directs que nos âmes pudiques, avec leur sincérité d’enfant, les corps, s’ouvrir l’un à l’autre, pourtant je n’osais pas, je restais immobile, invraisemblable, mais à ce moment-là, j’ai reçu une grande tape sur l’épaule, une bourrade qui m’écartait. C’étaient Léonard et Raphaël, complètement saouls eux aussi, sans doute, et qui s’incrustaient, avec leur grosse voix, leur ton assuré, Delia, embrasse-nous, Delia, tu n’es pas venue nous saluer, avec tout ce qu’on a vécu ensemble, toi et moi, tu n’as pas oublié. Cet abruti de Léonard, avec sa tronche d’agent immobilier, ce qu’il était au demeurant, s’interposait, me tournait délibérément le dos, se permettait une fois encore de faire ce que je n’avais pas osé faire, il attirait Delia contre lui, la prenait dans ses bras comme si elle n’était pour lui qu’une vulgaire poupée, et Raphaël, son inséparable, le représentant en assurances de mes deux, approchant lui aussi son gros ventre, son sale bide enfermé dans sa chemise trop étroite, sa brioche conquise à force de repas d’affaires à voler son monde, et la serrant aussi de près, pour l’embrasser, pour rire, dans le cou, mais Delia embarrassée, visiblement, de leur présence, se dégageant doucement de leurs gestes obscènes, les repoussant doucement des deux mains… « Laissez-la tranquille, connards, foutez-lui la paix, vous ne voyez pas que vous la gênez », je venais de lancer cette admonestation d’une voix forte à ces deux gros lourds, c’était sorti sans réfléchir, d’un ton bien résolu, stupide en soi, et Léonard se retournait vers moi, son regard torve, sa bouche ouverte, n’en revenant pas, sans doute, que ce pauvre type de Julien se permette de lui donner un ordre, le traite de connard en plus, ce Julien qu’il s’amusait à tourmenter dans ses années adolescentes, et je me souvenais encore de cette humiliation que ces deux salauds m’avaient fait subir dans les WC du lycée, j’avais quinze ou seize ans, ils m’avaient foutu à poil, ils m’avaient laissé en pleurs sans mon fute et mon caleçon, contraint d’attendre la venue du concierge, à la fin de la journée, dans le lycée désert, n’osant rien dire, ne les dénonçant même pas ; seulement, la roue avait tourné, comme on dit, les choses avaient changé, je n’étais plus ce gringalet qu’on pouvait s’offrir comme souffre-douleur, j’avais fréquenté pendant plus de vingt ans les salles de boxe française, d’art martial, et même de MMA, une occupation de trouillard ou de fou, m’avait dit un type assez psychologue, ce n’était pas faux, je crois que je me situais précisément dans les deux catégories, j’avais même la réputation d’être une teigne, dans le milieu, parce que comme tous les gosses battus j’avais une méchante revanche à prendre sur l’amer, sur les cons, et à bientôt cinquante balais j’avais encore les muscles bien durs et pas un poil de gras sur les abdos, ce dont je ne tirais aucune vanité, c’était comme ça, c’est tout, les choses avaient changé, mais cet imbécile de Léonard ne semblait pas s’en rendre compte, Raphaël en revanche si, il le sentait venir, il avait compris que leurs gros bides feraient de jolis punching-balls pour mes poings méchamment fermés, il devait être plus au fait de mon péché honteux pour la castagne, moins bourré que son abruti de complice, qu’il tentait de retenir, c’est bon, on voulait juste dire bonjour, mais l’autre non, il avait les yeux injectés de sang, c’est moi que tu traites de connard, il répétait sa question, n’en revenait pas, et il s’approchait de moi, l’air menaçant, sûr que je lui aurais explosé le pif s’il avait fait un pas de plus, un seul pas, j’ai le coup de tête grandiose, c’est ma réputation, d’aucuns s’en souviennent, et son gros pif en trois morceaux n’aurait probablement été que l’anacrouse comme on dit en musique, le début de la symphonie, parce qu’une fois lancé, il est difficile de m’arrêter, j’aurais crevé cette outre pleine d’Heineken, je l’aurais dessoudé à coups de coudes, à coups de genoux, faisant craquer ses os, me délectant du bris de ses côtes, et le finissant au sol, à coups de pompes dans les reins, lui rentrant dans le corps toutes les humiliations qu’il avait pu faire subir aux innocents de mon espèce, autrefois, venger nos hontes, venger nos défaites, une sorte de happy end en somme, comme dans les films américains débiles, où l’humilié obtient enfin réparation, laisse le méchant sur le carreau, peut repartir très digne, mais l’état dans lequel j’aurais laissé sa carcasse n’aurait été guère photogénique, pas digne de passer devant une caméra. Heureusement pour Léonard, heureusement pour moi peut-être aussi, qui ai déjà eu quelques démêlés avec la justice à la suite de semblables rixes, Aurore est intervenue, Aurore qui sait de quoi je suis capable, qui connaît mes colères et mes rages, elle l’a retenu fermement et lui a enjoint d’arrêter immédiatement de me chercher des noises, et Raphaël qui avait deviné la partition en suspens renchérissait, c’est bon, on s’en fout, on a autre chose à faire, mais c’est la réflexion de Delia qui a achevé de calmer le gros sac, je n’ai pas envie de te parler Léonard, qu’elle lui a dit, comme ça, froidement, et l’autre ça l’a dégonflé d’un coup, penaud, comme dessaoulé, et pressentant peut-être du même coup ce à quoi il venait d’échapper, la symphonie sanglante, le pif en sang, les côtes cassées, les poumons perforés, il a plongé la tête dans son verre et s’est éclipsé sans rien dire, comme l’acteur qui s’est trompé de scène, disparaissant piteusement en coulisses, me laissant seul avec Delia, tandis qu’Aurore poussait également Raphaël et Stéphane vers la sortie de ce mauvais théâtre. 

 

Delia. Elle me souriait d’un sourire calme, le même sans doute qui s’affichait aussi sur mon visage, le calme, l’évidence, la joie de se retrouver, après toutes ces années, et elle s’est approchée tout près de moi, sans rien dire, m’a enlacé de ses grands bras nus, et j’ai senti le poids léger de tout son corps contre le mien, l’invraisemblance de son corps, comme si elle voulait me rassurer, me confirmer qu’elle était bien réelle, avec ses cinquante kilos de chair tendre, son parfum fleuri que je croyais avoir oublié, la douce tiédeur de sa peau, se déversant sur moi telle une onde bienfaisante, dénouant soudain tout en moi, et c’est à ce moment que la sono a fait entendre les premières notes du plus beau slow de la Création, Let’s get it on, une idée d’Aurore, sans doute, et Delia et moi avons commencé à danser, à tourner doucement, enveloppés dans la voix affectueuse de Marvin Gaye, un autre enfant battu cherchant consolation, j’avais le cœur qui battait cent trente pulsations minute, peut-être davantage, j’avais le sentiment que je pouvais mourir à cet instant, que je ne serais pas capable de supporter autant de bonheur, et Delia me serrait plus fortement contre elle, la fusion solaire dans laquelle s’aventuraient nos corps me paraissait capable d’embraser la maison, le ciel, la nuit entière, toutes les nuits, et Marvin le confirmait, Don’t you know how sweet and wonderful Life can be. Quand la chanson s’est achevée, Delia ne m’a pas lâché la main, et je l’ai entraînée dans un coin du salon, sur un canapé. Aurore, en entremetteuse espiègle, la bonne fée marraine de la soirée, nous a apporté à chacun un verre de vin, avant de s’éclipser, je reconnaissais mon Saint-Jo dès la première gorgée, et son bouquet m’a aidé à reprendre un peu mes esprits, à retrouver le sens de la parole, Delia m’a posé quelques questions sur ce que j’étais devenu, elle savait que j’étais imprimeur, que j’avais même lancé une maison d’édition de poésie, très confidentielle, même si je me targuais de publier certains jeunes poètes puissants dont la parole était sans pareille pour dire notre monde et notre époque, moi de mon côté je n’ignorais rien de son travail de peintre, de ses expositions, de ses prix, qui ne lui permettaient pourtant pas de vivre, raison pour laquelle elle était aussi prof aux Beaux-Arts, ce que je n’ignorais pas non plus, mais au-delà de la façade publique, celle qui est visible sur internet, nous ne savions plus rien l’un de l’autre, nous avions tant de jours et de nuits à rattraper. Quelque temps après, nous avons encore dansé, encore un peu bu, longtemps parlé, fumé des cigarettes dans la douceur de la nuit, sous les arbres, confirmé tranquillement que nos trajectoires étaient parallèles, sœurs et parallèles, et que nous ne nous étions pas trompés quand, à dix-sept ans, nous avions cru être importants l’un pour l’autre, bien que les circonstances, la contingence comme on dit, nous aient séparés, nous nous sommes embrassés, j’ai serré contre mes lèvres le souffle de sa vie brûlante, et déjà des invités commençaient à partir. Le ciel à l’est s’éclaircissait. Aurore, qui précédait cette fois l’aube, m’a indiqué à l’oreille qu’elle nous avait réservé une chambre à l’étage, et j’ai entraîné mon Italienne vers la nuit qui nous attendait depuis tant d’années, que nous avions tant déjouée, et dans une chambre d’ados – sans doute la chambre de la fille aînée d’Aurore – j’ai déshabillé doucement ma bien-aimée, ma bien aimée, nous avons découvert nos corps nus dans la pâleur des fenêtres sans volets, la patiente impatience de nos doigts fébriles sur nos peaux tremblantes, la caresse vertigineuse de nos abandons dans le creux de l’apaisant refuge, l’emmêlement de nos lèvres à la jonction des trajectoires. Et c’était l’éternité qui nous retenait dans sa trêve, qui nous protégeait, nous prolongeait, nous soustrayait aux lois stupides, à commencer par celle du temps, l’éternité contre le temps, contre ce grand narquois, l’infâme blagueur, l’irrémédiable, le temps blessant, et pourtant l’éternité. 

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