Coup de cœur

Symbi'ose

de Martine FERACHOU

Il se tenait là, planqué derrière le plus gros platane de la rue, à quelques mètres seulement du frigo. « Vas-y, avance, ose, lui murmurait sa petite voix intérieure, ose donc ! Qui ne tente rien n’a rien ! » Il fixait avec un brin d’étonnement le bouquet qu’il avait lui-même confectionné quelques minutes plus tôt et qu’il gardait encore prisonnier dans sa main gauche. Un mélange improbable de mimosas aux étamines peluchées et racornies, d’œillets de poète aux corolles desséchées, d’anémones aux couleurs défraîchies, de renoncules aux pétales déchirés. Pourtant de cette gerbe probablement glanée dans les poubelles du marché aux fleurs de l’île de la Cité, de cet amalgame improvisé qu’il serrait dans sa pogne au bout de son bras ballant le long du corps, de ce bouquet de seconde main émanaient à la fois une douceur irrationnelle et un charme bucolique singulier. Mounia apprécierait-elle les fleurs ? Telle était la question qui, en cette fin d’après-midi, transformait Baqir en mime-statue devant le frigo à l’angle des rues Marcadet et Eugène Carrière. La demoiselle devait être plus habituée aux roses rouges et aux lys blancs empaquetés de papier cristal et enrubannés de bolducs frisottants. La raison soufflait donc au jeune Afghan de renoncer mais l’espoir combattait la raison et engendrait l’audace. « Ose ! C’est la seule façon d’obtenir une réponse. » Il s’ébroua et jeta des regards scrutateurs autour de lui. Il craignait, plus que tout, les contrôles de police et ceux-ci s’étaient multipliés ces derniers mois. Une bande d’ados révoltés était à l’origine de nombreux tumultes dont l’épicentre n’était autre que le square Carpeaux, tout proche, dans lequel Baqir avait rencontré Mounia pour la première fois. L’insécurité régnait dans ce périmètre du XVIIIe arrondissement, si petit soit-il, et Baqir y était en danger. Les patrouilles de police interpelaient et mettaient en garde à vue à tour de bras ! Démuni de papiers, le jeune homme vivait dans un quotidien fragile, qui pouvait basculer à tout moment, sur lequel planait en permanence le spectre du retour à la frontière, de l’expulsion. Quelques camarades d’infortune lui avaient à maintes reprises fait des récits d’arrestation et d’enfermement terrifiants. L’exiguïté d’un fourgon cellulaire, les fouilles brutales, les mises à nu humiliantes, les prises d’empreintes autoritaires, l’inconfort des cellules, la nourriture immangeable, et le bruit, omniprésent, anxiogène, qui empêche de trouver le repos et endort vos capacités cognitives. Baqir devait agir. Vite ! Il vérifia une dernière fois que personne ne l’observait, que la rue était déserte. Alors il sortit de sa cachette, s’avança vers le frigo, déposa le bouquet à son sommet. Puis il fouilla dans sa poche de veste élimée, en sortit une feuille de papier sur laquelle étaient malhabilement tracés les mots « Pour Mounia » et la glissa entre les tiges des fleurs. Il ouvrit ensuite la porte du frigo, repoussa contre la paroi un sachet de mâche, atteignit un sandwich thon-crudités, s’en empara et le fit disparaître dans la poche qui avait abrité la missive. Il fouilla rapidement du regard les quatre grilles garnies de nourriture qui occupaient le ventre du réfrigérateur. À la recherche de la perle rare. Peut-être un de ces plats marocains artistiquement cuisinés par le traiteur voisin L’Étoile du Sud et qu’il mangerait froid, faute d’un chez-lui où faire réchauffer. Peut-être un de ces desserts faits maison par Mounia et dont elle avait le secret. Mais rien de tout cela ne s’offrit à sa vue. Il se contenta donc de prendre deux belles clémentines qui rejoignirent le sandwich dans la poche de sa veste. Il referma la porte du frigo solidaire. Ses yeux se posèrent sur l’affiche explicative qui y était placardée. Bien sûr, Baqir ne lisait pas le français. À peine le parlait-il ! Mais Mounia lui avait tant de fois décrypté le slogan introductif qu’il en avait retenu le message : « Plus de partage, moins de gaspillage, plus de lien social ». Une initiative écologique et solidaire apparue simultanément à Londres et au Canada, dont la jeune restauratrice avait eu vent et qui l’avait enthousiasmée ! Elle s’était donc battue pour faire naître le concept en France ne reculant devant aucun obstacle et créant sa propre association. Bientôt elle avait adopté un premier frigo, l’avait installé devant son restaurant et ralliant à sa cause nombre de commerçants et de particuliers du quartier avait organisé son approvisionnement journalier. Ce nouvel outil de lutte contre la précarité avait rapidement trouvé son public : familles nombreuses, retraités à pensions maigrichonnes, étudiants précaires et bien sûr… sans-abris de toutes origines et de tous âges. Mounia avait donné de l’espoir à ceux qui ne parvenaient pas à boucler leur fin de mois en leur offrant un peu de nourriture saine et équilibrée. Le réfrigérateur accolé à la vitrine du Palais Gourmand était en libre-service depuis plusieurs mois et tout se passait bien. La modestie des uns, l’humiliation des autres faisait qu’on approchait à pas de loup, qu’on ouvrait rapidement la porte, qu’on plongeait la main. Du sac à l’étagère. De l’étagère au sac. Parfois donneurs et preneurs se confondaient. On donnait le lundi mais on reprenait le dimanche. On n’abusait pas. Jamais ! On connaissait la valeur du don ! On savait qu’il y a toujours un plus malheureux que soi. Mounia veillait au grain s’assurant que la chaîne du froid ne soit pas interrompue, mettant en première ligne les produits à dates courtes, vérifiant scrupuleusement la propreté des grilles et des parois du frigo. Sans sa rencontre avec la jeune femme, Baqir n’aurait pas été de ceux qui viennent se servir puisqu’il n’habitait pas le quartier. Il vivait dans un squat rue Saulnier dans le IXe arrondissement avec de nombreux autres migrants, camarades d’infortune. Un immeuble abandonné. Des bureaux vides. Les lieux avaient pu être investis grâce à un collectif en lutte contre le racisme et les inégalités. La rue, la débrouille épuisaient les corps et les âmes. Comme il était bon de pouvoir poser son maigre bagage, d’avoir un toit protecteur au-dessus de la tête, un coin à soi pour un brin de toilette, un brin de repos ! Puis il y avait eu cette soirée merveilleuse du 21 juin. La fête de la musique au square Carpeaux. La crème de la crème des artistes locaux émergents avait été conviée à se produire en concert au kiosque. Du rock alternatif, du groove, du funk, du jazz… Le jeune Afghan avait entendu parler de l’événement, les Carpeaux Folies et était venu, après bien des hésitations, grossir les rangs des spectateurs. Bien sûr, dans cette dénomination se trouvait le mot « folie » et c’en était une sans doute, pour un sans-papier, que de participer à la manifestation mais Baqir depuis trop longtemps se terrait comme un rat. Sa jeunesse le poussait vers le grand jour et nourrissait son appétence pour la vie. Il avait pensé : « À la longue, les peureux ne se font-ils pas prendre aussi souvent que les audacieux ? » et il s’était rendu à la fête. Il n’avait pas été déçu ! Les Carpeaux Folies, c’était de la bonne musique alliée à une ambiance festive, dynamique et joyeuse. Le kiosque avait vibré une partie de la nuit grâce à l’enthousiasme de tous ces jeunes et talentueux musiciens. Baqir et les siens n’avaient pas boudé leur plaisir, chantant, dansant, frappant en rythme dans les mains. Ils en avaient oublié pour quelques heures la précarité et la rudesse de leur quotidien. Une parenthèse enchantée. Mais le vrai cadeau de la soirée avait été l’apparition de Mounia. Elle était arrivée bien après la fermeture de son restaurant, alors que les festivités touchaient à leur fin. À cette heure tardive, le public s’était clairsemé. Ne subsistaient dans les rangs que les mordus de concerts et de fiestas. Sans la moindre hésitation, elle était montée sur scène au plus près des artistes. Puis elle s’était totalement abandonnée aux sons et aux vibrations de la musique s’adonnant avec fougue et passion à une danse vertigineuse, ardente. Elle avait semblé totalement lâcher prise, se reconnecter à son corps, libérer ses émotions. Subjugué, Baqir ne l’avait plus quittée des yeux. Puis la musique s’était adoucie portant la danseuse vers des rives apaisées, la contraignant à des mouvements plus doux, fluides et ondulants. Fulgurance du geste. Liberté du mouvement. Mounia, seule au monde, s’était dévoilée : voluptueuse, lascive, impudique. Sur les dernières notes du dernier morceau, le jeune Afghan n’avait pas pu résister. Il l’avait rejointe. Il l’avait prise par la taille. Il l’avait enlacée pour un pas de deux intuitif et mémorable. À la fin du concert, ivres de danse et à bout de souffle, ils avaient ri. Et ri encore. Puis, sans un mot, ils s’étaient tout naturellement éloignés des guirlandes et des flonflons disparaissant peu à peu parmi les ombres de la nuit. Ils avaient dédaigné les nombreux bancs publics du square, préférant se laisser tomber sur une pelouse moussue engloutie par la noirceur des grands arbres. Et là, au milieu des ténèbres, ils avaient libéré leurs paroles. Lui avare de ses mots car ils ne pouvaient raconter que drame et misère. Elle volubile qui confessait son investissement et sa passion. Ils s’étaient ainsi racontés l’un à l’autre dans la langue de Shakespeare, la seule qui leur était commune. Longuement. 

Baqir détacha son regard de l’affiche mode d’emploi du frigo et s’approcha de la vitrine du restaurant. Il colla son front contre la vitre glaciale et scruta l’intérieur de l’établissement. Aucun signe de vie. Pourtant Mounia était présente partout. Dans les couleurs chaudes des murs, des canapés, des coussins. Dans la délicatesse des nappes et des couverts. Dans l’harmonie des décorations murales, des luminaires et des vases. Dans les odeurs d’épices qui filtraient sous la porte. Baqir ferma les yeux et poussa un profond soupir afin de chasser cette présence qui avait pour seul effet d’endormir sa vigilance. Il devait impérativement quitter les lieux, redevenir invisible, rentrer dans son squat. Attendre que la jeune femme arrive, qu’elle découvre les fleurs, jouir du spectacle de son bonheur quand, bouquet en main, elle lirait la carte… n’était qu’une imprudence égoïste. Mais la tentation était si grande ! Il se détourna de la devanture, observa les alentours encore déserts et choisit de rester. Il alla se réfugier dans l’encoignure d’une porte cochère d’où la vue sur le frigo solidaire et le restaurant était parfaite. Il attendit. De longues minutes s’égrenèrent. Puis la rue se fit moins avare de passants. L’heure d’ouverture du Palais Gourmand approchait. Le jeune Afghan devint nerveux. Et si Mounia ne réagissait pas comme espéré ? Et si elle se moquait du bien dérisoire présent ? Et si elle détestait comprendre qu’il l’avait suivie la nuit de leur rencontre, puis espionnée afin de ne pas la perdre, afin de tout connaître d’elle ? Et si elle ne parvenait pas à déchiffrer la missive dictée par Baqir à un enfant du squat ? Et si le gosse avait écrit autre chose que le texte demandé : « Mounia, je pense à toi sans cesse. Je t’aime. » ? Tant de questions bourdonnaient dans la tête du jeune homme. Qui était-il pour espérer qu’elle s’intéresse à lui ? Un invisible. Un pauvre hère. Un de ceux qui se nourrissaient grâce à son frigo ! Sans papier, sans existence, sans avenir ! Comment avait-il pu oser lui déclarer sa flamme ? Mais voilà que la silhouette colorée de la jeune femme se dessinait à l’angle de la rue. Voilà qu’elle approchait clés du restaurant en main.  Baqir se plaqua au mur, souffle court, cœur battant la chamade. Mounia s’arrêta devant le frigo, prit délicatement le bouquet en main, découvrit la missive et la lut. Puis, sourire aux lèvres, elle releva la tête et scruta les environs à la recherche de son admirateur. 

– Mario, appela-t-elle,   c’est toi  qui as déposé  ça    p’tit gars ? Où te caches-tu ?

Baqir comprit immédiatement sa double erreur. Le mot n’était pas signé et l’écriture était celle d’un enfant ! En outre, ce prénom que ses oreilles avaient reconnu, ne lui était pas étranger. Le jeune Afghan avait déjà de nombreuses fois croisé le garçon qui fréquentait lui aussi régulièrement le frigo solidaire. Peut-être avait-il l’habitude de remercier la jeune femme de cette même façon ! 

– Mario ? répéta la voix de Mounia. 

– Merci Mario, ton bouquet est magnifique. Je vais le mettre dans mon vase marocain. Ton préféré… Mario ? C’est toi que j’aperçois, là, derrière la porche-cochère ?

Baqir se sentit lâche et honteux. « Ose ! Ose plus fort » cria sa voix intérieure.

 Rouge écarlate, il sortit de l’ombre et fit trois pas en avant.

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