Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Face cachée

de Nadine GROENECKE

Voilà, c’est fait, enterrée au fond du jardin sous le gros tilleul. Assez profondément pour que Fidèle n’aille pas y planter sa truffe. J’ai creusé hier, à la nuit tombée. Pas question de prendre le risque d’être aperçu par un voisin. Si on savait de quoi je suis capable ! Inimaginable ! Dans le quartier, je passe pour quelqu’un de sérieux, on se figure que j’ai la tête sur les épaules et les neurones plus affûtés qu’une lame de boucher. Un expert-comptable, pensez donc ! Les stéréotypes ont la peau dure ! Ma femme aussi me tient en grande estime, persuadée de me connaître par cœur. Mais comme tout le monde, elle se trompe lourdement. En tout cas, ma « face cachée » le restera, pour elle comme pour les autres, pas envie de choir de mon piédestal.

J’ai profité de l’absence de Pauline pour régler ma « petite affaire ». Elle est partie hier matin au chevet de sa mère, à deux cents kilomètres de chez nous. Lorsqu’elle m’a annoncé son départ subit d’un air ennuyé – elle s’en voulait de me laisser seul et pour une durée indéterminée – j’ai camouflé ma joie. Inquiète, elle n’a pas été longue à décamper. Quant à moi, sitôt le portail automatique refermé, j’ai foncé en direction du cabanon récupérer le nécessaire pour la mise en terre. Je savais exactement comment m’y prendre. Grâce à Google. Quand on est dans le pétrin, on peut compter sur ses lumières pour vous en sortir. J’ai suivi à la lettre les consignes indiquées sur le site et effacé l’historique, au cas où.

 

Depuis l’enfouissement, il y a une semaine, je rumine. Pas une journée sans me demander comment j’en suis arrivé là, même si je connais déjà la réponse. J’ai osé l’impensable parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Pourtant Dieu sait si j’en ai cherché des solutions ! Et si j’ai renâclé devant celle-là ! Le problème, c’est que je suis incapable d’assumer mon acte. Pauline rentre d’une minute à l’autre et je suis dans tous mes états… Au téléphone, j’ai réussi à donner le change ; face à elle, je ne réponds plus de moi. Il vaudrait peut-être mieux tout lui avouer, respecter la promesse de ne jamais rien se cacher. Pas sûr que j’y arrive, j’ai tellement honte... 

Coup de klaxon, la voilà ! Un frisson me traverse le corps. Je me domine avant de sortir pour l’accueillir. Le ciel est couvert de nuages menaçants, soirée grise et humide en perspective. 

Sourire de façade aux coins des lèvres, j’avance lentement, Fidèle sur mes talons. La portière de la C4 claque et le chien se précipite. Pauline lui accorde une caresse furtive, puis se tourne vers moi pour m’embrasser. Ses traits sont tirés. Pressée de me retrouver, elle a avalé les kilomètres sans faire de pause, alors elle n’aspire plus qu’à une seule chose : du repos. 

Dans la cuisine, elle se sert un verre de jus de pomme, s’adosse à l’évier et me rapporte les petites misères de sa mère. Un compte-rendu médical en bonne et due forme. Rien ne m’est épargné ! Au bout d’un moment, je perds le contact, je vois les mots se former sur ses lèvres, mais je ne perçois plus que des sons diffus. 

La litanie close, la bavarde se retranche dans la salle de bains. J’entends le bruit des flacons remués, puis l’eau qui coule. Tête appuyée contre la fenêtre, j’essaie de remettre de l’ordre dans mes pensées. Dehors, le temps se gâte, il pleut. Une pluie fine et drue. Mon regard reste suspendu dans le vide avant de se perdre dans le fond du jardin… Quand Pauline ressort, peignoir sur le dos, la table est dressée. Je l’invite à prendre place et je sers la blanquette du traiteur tel un automate.

Elle dîne avec appétit tout en palabrant. Moi je touche à peine à la nourriture et ses propos ne parviennent toujours pas à retenir mon attention. Emportée par sa verve et le plaisir des retrouvailles, elle ne remarque rien. Le monologue tourne encore un moment autour des problèmes de santé de sa mère avant de dévier sur un autre sujet : nos prochaines vacances. Cette année, elle aimerait les « passer en Normandie pour visiter les hauts lieux du Débarquement ». « Qu’en dis-tu ? » interroge-t-elle, un éclat dans ses yeux noisette. Comme toujours, j’approuve son choix. Depuis bientôt vingt ans, elle suggère et je valide. Sans discuter. Ou presque. Il m’arrive de poser une ou deux questions, histoire de montrer mon investissement. Notre « entente cordiale » me convient ; elle, la tête pensante, moi le suiveur, une aubaine pour un type comme moi, ancré dans la routine. C’est dire si la situation actuelle est inédite, pour une fois, je dois décider par moi-même, choisir entre « tout déballer » ou « rester muet comme une tombe ». Première option validée. Après réflexion.

À la fin du repas, Pauline sort sur la terrasse pour fumer. J’en profite pour m’interroger sur la façon de m’y prendre pour lâcher la bombe. Je vais la décevoir, c’est sûr. Et puis autre chose me turlupine : une fois mon secret dévoilé, que se passera-t-il ?

Par la fenêtre, je l’observe à la dérobée tel un dealer sur le qui-vive. Elle porte une main à son front et rajuste une mèche de cheveux derrière son oreille. Un geste habituel. Combien de fois l’a-t-elle accompli depuis notre rencontre ? Et si c’était la dernière ? Gorge serrée, je la regarde secouer sa cigarette au-dessus d’un pot de fleurs vide, tirer plusieurs bouffées avant d’écraser le mégot au fond de son cendrier de fortune. Mon cœur s’emballe, la revoilà et je ne suis pas encore prêt à me livrer ! Que faire ? Et si je sortais le chien pour me remettre les idées en place ? Non… pas le bon plan, Pauline vient de rentrer, elle n’admettrait pas d’être déjà délaissée, mon comportement lui semblerait même suspect. Mieux vaut se la jouer fine avec ma femme, elle n’est pas facile à manœuvrer, elle flaire les entourloupes comme pas deux ! Et puis tu oublies la pluie ! Espèce d’idiot, sortir Fidèle par un temps pareil, tu crois que c’est crédible ? Sûr qu’elle penserait qu’il y a anguille sous roche ! Alors réfléchissons à la meilleure façon d’agir. Ah, je sais… je vais lui proposer de se détendre pendant que je débarrasse la table. Et ni une ni deux, l’offre est lancée. D’une voix intime et affectueuse. Sans attendre la réponse, je saisis mon amoureuse par le bras pour la conduire jusqu’au salon. L’attention fait mouche : sourire béat, baiser appuyé et aussitôt après, elle s’affale sur le canapé avec un soupir d’aise ; loin d’elle l’idée que je cherche seulement à repousser l’échéance de notre tête-à-tête. 

De retour dans la cuisine, je peine à m’acquitter de ma tâche. Plus rien ne circule dans mon cerveau saturé d’incertitude, je fais tout de travers et je ne tiens pas en place. Le temps passe… Toujours incapable de faire preuve de discernement, je me dérobe encore. Soudain, j’entends : « Tu viens chéri, Cold Case va commencer ». Je me fige. Le verre que j’essuyais tombe ; je le rattrape in extremis avant de m’effondrer sur une chaise. Quelques secondes tout au plus, et je rejoins Pauline, avec un courage de cristal…

 

Je me tasse à ses côtés. Captivée par l’intrigue, elle reste silencieuse. Les images de la série défilent, aussi noires que mes angoisses. La victime a subi les pires sévices avant de mourir étranglée. Son cadavre est exposé sous toutes les coutures et j’ai du mal à ne pas détourner le regard. À la fin de l’épisode, je suis à cran. Lorsque ma dulcinée se pelotonne contre moi et me contemple avec les yeux de Chimène, je me dis que c’est le moment de se mettre à table. Tant pis si mon aveu la chavire. Mon cœur s’affole une fois de plus, c’est terrible cette sensation de ne plus pouvoir se contrôler ! 

À l’instant où j’ouvre la bouche, pas de chance, la gaillarde me coupe l’herbe sous le pied. Avec une histoire de sorcellerie dont son collègue africain se croit victime. « Avoir bac plus cinq et être persuadé d’avoir été envoûté ! » s’indigne-t-elle. Sarcastique, elle ajoute : « Et être convaincu que seul un marabout réglera le problème avec de soi-disant plantes miraculeuses ! » Comme elle y va ! Comment peut-elle avoir la dent aussi dure, elle qui me bassine à longueur de journée avec son éducation inclusive et ses grands principes liés au droit à la différence ? Je tente de lui faire entendre raison en lui servant l’argument de la richesse de l’altérité, mais elle reste campée sur ses positions. J’insiste : « Et si les marabouts étaient dépositaires d’un savoir issu de la nuit des temps ? » Surprise, elle a un haussement d’épaules avant de rétorquer : « Ne me dis pas que tu crois à ces balivernes ! » Son intransigeance me liquéfie. J’ai l’impression de la découvrir sous un autre jour. Ce n’est pas tant sa réponse qui me déstabilise, mais le ton employé : sec, cassant, sans concession. Même si j’encaisse le choc sans mot dire, désormais, une barrière mentale invisible nous sépare. Dépité, je renonce à me confesser. Trop peur de lire l’incompréhension et la stupéfaction dans ses yeux. Trop peur aussi d’entendre : « Ce n’est pas possible, tu n’as pas pu faire ça ! Pas toi ! »

 

Deux mois ont passé. C’est le printemps. Le jardin s’illumine. Un épais tapis de primevères recouvre l’endroit où j’ai creusé. Plus aucune trace de… Et la vie me sourit à nouveau. Oui, je suis réellement tiré d’affaire. Qui l’aurait cru ? Si j’avais su, j’aurais agi bien plus tôt ! Quand je songe à quel point j’ai pu hésiter avant de franchir le pas ! Pelle en main, j’avais toujours des scrupules. Bon, tout ça, c’est du passé ; aujourd’hui, j’affiche une forme olympique. Ce matin, j’ai repris le footing et demain, j’enchaînerai les longueurs dans la piscine. Et dire que je pensais ne plus jamais pouvoir pratiquer mes activités favorites ! Pauline a beau décrier les médecines alternatives, n’empêche que c’est un remède de bonne femme qui a eu raison de ma verrue plantaire récalcitrante. Après deux années de vaines séances de cryothérapie chez mon dermatologue. Eh oui, il a suffi d’oser l’inconcevable pour venir à bout de ces foutues excroissances ! Comme quoi l’audace a du bon ! Évidemment, je garde tout ça pour moi, Pauline ne connaîtra jamais ma recette miracle : 

- Prendre une pomme et la couper en deux, 

- Manger une des deux moitiés,

- Frotter l’autre moitié contre la verrue,

- Enfouir cette dernière sous terre,

- Attendre le pourrissement du fruit, 

- Constater la disparition de la verrue.

@Copyright 2024 Nadine GROENECKE