Terre promise
Les yeux de la bête me voyaient-ils vraiment ?
Sa tête, énorme enclume plantée de deux cornes, balançait de droite et de gauche, animée par ce cou massif qui m’aurait soulevé sans peine.
Si ces yeux me voyaient, ils devaient s’étonner de mon absence de peur devant cette démonstration de puissance. Sentaient-ils l’approche de la fin ? Je ne pouvais m’empêcher de répondre oui, d’y deviner les doutes d’une intelligence maléfique, prête à me défier dans un dernier élan de fierté.
Moi, qui, parti tel un moins que rien, avais traversé les épreuves, avais subi les humiliations, étais devenu une offrande à la mort, avant de revenir en vainqueur, un simple bâton à la main. Comment baisserais-je le regard devant un triste taureau promis à la mort ?
Il me faut prendre cinq minutes pour vous raconter qui je suis. Laissons patienter ce bovin quelques instants de plus. Je me décapsule une bonne Primus, et je vous explique.
Je suis né au Congo, le vrai Congo, à gauche du fleuve, celui de Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, le guerrier « qui va de victoire en victoire sans que personne ne puisse l'arrêter ». Mon nom de baptême à moi est plus simple, Gaston.
Je n’étais pas malheureux dans ma bonne province du Kivu, mais les cousins d’Europe m’avaient toujours fait rêver. Depuis tout petit. Ils avaient tout mieux que nous. Ils me racontaient que là-bas, en Europe, ils étaient des businessmen. Ils se moquaient de notre village. Là-bas, chaque maison avait eau potable, électricité et internet, chacun soignait ses dents, et les voitures roulaient sur des pneus neufs.
Moi, je voulais faire comme eux, être un chef, posséder, dominer, quitter ces rues rouges de poussière foulées par les noirs, pour les avenues noires de goudron foulées par les blancs. Quand je leur demandais comment faire, ils me répondaient qu’il fallait oser, oser abandonner cette vie paisible au jour le jour, oser rechercher des meilleurs lendemains.
Oser.
L’enfant que j’étais trouvait le mot sympathique : quatre lettres, deux consonnes, deux voyelles ; aucune faute possible à la dictée.
Oserai(s)-je ?
Déjà plus compliqué : quatre voyelles, et deux consonnes, et un doute pour le s au bout ? Le futur, ou le conditionnel ?
Pour commencer, oserais-je aller à l’encontre des valeurs de ma famille ? Pour devenir riche, oserais-je devenir la honte de ma mère ?
Oui, j’ai osé.
Je suis devenu un kadhafi, voleur d’essence, et revendeur au bord de la route. J’amassais jour après jour pour rejoindre mes cousins. Ma mère, dont la colère était au niveau de sa déception, me répétait que j’étais bien naïf. Elle avait raison.
Un jour, un Muzungu, un Blanc, barbu, égaré, fatigué, a fait escale dans le village avec sa moto.
Oserai-je commettre le péché mortel de voler le contenant avec le carburant ?
Oui, j’ai osé.
Je suis parti au petit matin sur la moto avec mon sac et ma fortune. J’ai roulé, je suis tombé, j’ai roulé, je suis tombé encore, j’ai toujours roulé. Quand la machine a rendu l’âme, j’étais loin, très loin, au Nord du Cameroun. La vraie galère commençait.
À la frontière entre Nigéria et Niger, on m’a branché sur les bons passeurs : des « nobles voyageurs du désert » qui, moyennant le reste de mes économies, m’aideraient à rejoindre la Lybie, la mer Méditerranée.
Oserai-je, pour pouvoir les suivre, devenir un musulman convaincu, « montant en occident mener le jihad » ?
Oui, j’ai osé. Si je voulais survivre dans le désert et arriver, il me faudrait avaler leurs salades, et même en redemander.
C’est ainsi que Gaston est devenu Oumar, le musulman.
Le jour, le désert, c’était le fournil, l’enfer. Le soir, j’étais l’esclave de ces ordures barbues, je terminais souvent à quatre pattes, arme dans les narines, devant les laisser, derrière, soulager leur solitude. La nuit, je grelottais, seul, me disant que j’étais « à la recherche de meilleurs lendemains ».
Enfin arrivé en Lybie, il ne me restait plus grand-chose, ni l’argent, filé entre mes doigts avec le sable, ni la fierté, évaporée dans la sécheresse du désert. Libéré de ces deux fardeaux, j’étais endurci, solide, et, campé sur mes jambes face à la mer, encore plus déterminé à accomplir mon rêve.
Traverser ? Facile. Des Italiens véreux me vendaient la croisière de mes rêves :
« On va t’emmener en Europe, là-bas, les noirs costauds comme toi deviennent des stars du ballon rond. C’est simple, avec tes copains, on vous amène au large, et là, les bateaux humanitaires vous accueillent et vous emmènent en Italie, l’Eldorado. »
Ils me prenaient visiblement pour un idiot, mais je ne disais rien. Après ce que j’avais déjà traversé, je ne reculerais plus. Je suivrais mon étoile, avec toutes les crasses qu’elle me réservait.
« Tu verras, si tu es un peu malin, tu passeras sans problème en France, là ils parlent ta langue. Tu trouveras des tas de gens pour t’aider. On te donnera de l’argent en attendant de trouver un boulot. Tu leur diras que tu as seize ans, ils ne pourront pas te mettre dehors. »
C’est ainsi que je suis devenu Oumar, seize ans.
J’ai travaillé dur sur le port afin de mettre de côté de quoi payer la traversée. Je ne pouvais espérer que le voyage en deuxième classe, sur cette barcasse amarrée contre le gros bateau des riches, la « classe affaire » comme disait l’arabe au regard mauvais qui comptait mes billets avant de me pousser vers mon destin.
Avançant le long du quai, je réalisais que j’allais devoir, sur cette barque bercée par la houle, me soumettre au bon vouloir de la mer, ce désert d’eau et de soif, cette étendue d’infinie platitude et d’insondable profondeur, cet horizon vide et pourtant rempli d’espoir.
Oserai-je, moi qui ne savais pas nager, me livrer à cette mer inconnue et sournoise, moi qui, trois mois plus tôt, avais laissé une mère si bienveillante ?
Oui, j’ai osé.
Telles des sardines serrées dans une boîte sans couvercle, on a fini par quitter le quai sur une mer d’huile.
Je n’avais jamais eu le mal de mer. Je ne connaissais même pas le terme. J’ai eu le temps d’apprendre et de réviser le concept. La nuit, j’en venais même à rêver des vagues de dunes immobiles du désert.
Les bateaux de gentils européens venant nous accueillir au large ? Rien. Vogue toujours Oumar.
Les heures et les jours se succédaient, à se vomir dessus, à se bagarrer, à se pousser par-dessus bord. Une horreur absolue. Un quart des passagers avaient disparu quand une île, droit devant nous, calma enfin les esprits.
« La Grèce, heureux veinards », hurla le capitaine.
L’Europe, vue ainsi, me paraissait bien étriquée, bien incertaine, bien suspecte, mais, comme les autres, j’étais pressé de quitter cet enfer flottant. Au loin, un drapeau grec flottait au vent, je le reconnaissais, je l’avais appris à l’école, le capitaine ne mentait pas.
Le rafiot nous a déchargés et est reparti en sens inverse sans attendre, allégé, secoué par les vagues.
Peinant à tenir debout sur la terre ferme mais heureux de déplier enfin nos membres, nous cherchions les garde-côtes qui viendraient nous cueillir. Rien en vue. C’était plus facile qu’annoncé.
Face à nous, une vaste muraille, un grand portail, une cabane à l’extérieur d’où est sorti un petit homme chétif.
Sympathique il nous a souhaité la bienvenue, tout en scrutant nos corpulences de morts de faim. Visiblement déçu, il nous a conduits vers une petite porte ouverte à côté du grand portail.
« Bienvenue en Grèce, en Europe, vous allez découvrir la bonne hospitalité occidentale. »
Il nous a poussés à l’intérieur, puis, resté dehors, il a refermé la porte derrière nous. On était enfermé. J’en avais vu des coups tordus depuis six mois, mais là, ça puait, ça puait encore plus que tout le reste.
Avançant dans un dédale de murailles de plus de dix mètres de haut, de corridors, parfois étroits, parfois larges, sans la moindre trace d’habitation ou d’humanité, nous n’entendions que des beuglements lointains. On cherchait sans la trouver la bonne hospitalité vantée par le vieux.
Soudain, au détour d’un coin de couloir, un beuglement assourdissant nous a pétrifiés. Face à nous, l’inimaginable : une espèce d’énorme taureau avec des mains, et un torse de géant humain mesurant trois fois ma taille. Un monstre comme celui-là, je n’en avais jamais vu. Même les crocos de la Ruzizi étaient plus amicaux. Nous étions tous tétanisés de peur. L’animal asséna un violent coup de corne au premier d’entre nous qui resta empalé sur sa tête, hurlant à trois mètres de hauteur.
Nous avons couru, au hasard, avec les forces qui nous restaient, tentant de nous cacher dans ce labyrinthe. J’ai compris avec horreur que les traces sombres maculant les murs étaient du vieux sang bien séché. Tapis dans les recoins, silencieux, dissimulés, nous étions maintenant séparés. Mes cousins étaient-ils passés par ici ?
Mort de peur, je tentais de me calmer en me disant que j’étais « à la recherche de meilleurs lendemains ».
La bête chassait une fois par jour. Précise comme une horloge. Un gibier à chaque fois. Je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre les beuglements et les cris. J’attendais mon tour, terrifié, résigné. Les taches rouges sur les murs me rappelaient la douce poussière rouge des rues de mon village.
Mais, j’avais une chance. Chez moi, on grimpait tous à la falaise pour ne pas devoir marcher jusqu’au pont. Escalader ça me connaissait. À force d’attendre mon triste sort, j’ai fini par penser que je pourrais trouver un endroit où escalader le mur. J’ai trouvé. Dans ce coin, les premiers mètres étaient faciles, les suivants pas trop durs, les derniers compliqués. J’essayais, j’échouais, j’échouais encore. Impossible.
Puis, un jour, j’ai senti la bête approcher. Mon instinct.
Cette fois, il fallait y arriver.
Oserai-je risquer la chute pour échapper à la corne ?
Oui. Mourir pour mourir.
Difficilement parvenu à mi-hauteur, exténué, j’ai entendu la bête juste en dessous de moi. Mes pieds tremblaient en sentant son souffle chaud et vicié les chatouiller.
« Téméraire plus que les autres tu es ; ta tentative stupide regarder j’apprécie. Charnue plus que les autres ta cuisse me semble. Ta chute avec impatience j’attends. »
J’ai jeté un œil, manquant de tomber. L’être mi-taureau mi-homme, détendu, assis contre le mur, me parlait. Il parlait. Il parlait ma langue. Ses mots, sa manière de tourner les phrases, de les éructer avec son accent d’étable, impossible de les oublier.
« Mon menu du jour tu es, patienter tu ne dois pas me faire. Les plus maigres, au bouillon je les mijote, mais toi, bien à la broche tu grilleras. Cette muraille, personne la franchir ne peut.
– Personne ? Mon nom est Personne, lui répondis-je enhardi par la peur, me souvenant du film avec Terence Hill.
– Personne tu t’appelles ? Surprise ! Jadis, mon ami Polyphème le Cyclope de toi m’a parlé. Mon œil tu ne crèveras pas, deux j’en ai, moi. Des épices, pour ta peine je te mettrai. Comme un vulgaire mouton tu bêleras, quand la broche je t’enfoncerai. »
Alors qu’il se riait dessus, ma main droite a trouvé une bonne prise, puis le pied droit, puis la main gauche. La peur me donnait des ailes, je m’envolais sur le mur. Plus de souffle du taureau, je suis enfin arrivé au sommet. Mort de fatigue, je me suis allongé au soleil. Vivant j’étais.
Un beuglement furieux, à faire tomber les murs, a retenti.
« Te chercher je viendrai. Te reposer, mais ne pas dormir. M’attendre tu dois. De repas de fête un de ces jours tu me serviras. »
Il partit en hochant lourdement la tête, en rage. Il devait se trouver un autre gibier.
Du haut de mon mur, je pouvais enfin surplomber et déchiffrer ce labyrinthe inextricable, voir ses machiavéliques détours, ses voies sans issue, ses pièges menant au centre où vivait la bête, au pied de l’énorme tas des richesses arrachées à ses victimes.
Ses victimes ? Une place entière était pleine d’ossements blanchis par le soleil grec. Les restes puants des pauvres types qui, comme moi, avaient cherché la terre promise.
En bas du mur d’où je le regardais, le Minotaure, c’est ainsi qu’un jour il s’était présenté, venait souvent me narguer en se léchant les babines.
« Alors, mon repas de fête, là-haut au soleil, bien tu grilles ? Dommage pour le goût si trop tu te dessèches. Bientôt, tel un fruit mûr tu tomberas. Je t’attends.
– Vous parlez ma langue ?
– Depuis des siècles des friandises de toutes les langues me nourrir venues sont. De les apprendre toutes, le temps j’ai eu. Ne pas me prendre pour une bête tu devrais.
– Pourquoi faites-vous ça ? Je lui ai demandé.
– Mon tas, ma richesse as-tu vus ? Tous les jours, grâce à vous qui par fournées de cinquante arrivez, il grossit. Pour riche devenir, une discipline quotidienne, un travail acharné, il faut. Arrêter c’est renoncer. Pour m’enrichir venus vous êtes. Ne le sais-tu pas ? Ta richesse mon tas augmentera, et toi, Noir tu arrives, englouti par moi tu seras, et os Blanc sur le tas tu finiras. »
Je n’avais pas trouvé d’escalier permettant de monter ou de descendre des murailles, mais je me méfiais des astuces de l’animal. De là-haut, je contemplais cette petite île déserte. Juste occupée par ce vaste labyrinthe, et, dormant à l’ombre de ses murailles, par la cabane du vieux qui nous avait accueillis.
Un jour, j’ai vu au loin, sur la mer, une grosse barque bondée de têtes noires se dirigeant dans notre direction. Ma planche de salut.
Oserai-je ?
Ils ont accosté devant le portail.
Du haut du mur je les ai mis en garde, les suppliant de ne pas entrer. Aucun ne m’a écouté. Ils étaient, comme moi quelques jours plus tôt, aveuglés par leur rêve.
Au moins ont-ils eu la gentillesse de me tendre une toile.
Et j’ai osé, me jeter dans le vide, sauter de mon perchoir, croire que la toile tendue par ces mains affamées et inconnues m’accueillerait. Elle l’a fait.
Le capitaine du bateau, surpris, bousculé, poussé à l’eau, n’a eu que le temps de me voir filer dans son bateau, cap au Sud contre vents et marées, vers les côtes africaines.
Je fuyais ce monde qui n’était pas le mien. J’avais osé escalader la muraille, et j’avais vu ce qu’il y avait derrière, vu le tas qui m’attendait. Cette mer houleuse était devenue ma complice bienveillante, son mal faisait maintenant mon bonheur, j’étais insubmersible.
Je suis revenu, j’ai traversé l’Afrique dans l’autre sens, avec rien d’autre qu’un bâton, mais la tête haute, racontant mon histoire à qui voulait l’écouter, fier de n’avoir pas été mangé à la broche avec des épices, à l’ombre des corridors et des murailles.
De retour au Congo, le ventre de l’Afrique qui m’a donné le jour, j’étais devenu quelqu’un qu’on surnommait Personne avec affection dans les rues de poussière rouge.
Voilà mon histoire.
Je travaille ici, à l’abattoir de Bukavu, devinez pourquoi.
Il faut que j’y retourne, le taureau m’attend.
Au moins celui-là, « pas dans ma langue ne me harcellera ».