Coup de cœur

Glasgow

de Mathieu DUSART

Le grésillement du radio-réveil, inutile puisque de toute façon je ne dors plus depuis longtemps. Le ronronnement rassurant de la machine à café, la sonnerie aiguë du four micro-ondes, esquisse d’un petit-déjeuner impossible à avaler. Vient le cliquetis de mes clefs dans ma poche, une fois la porte de mon appartement fermée.

Dehors, dans le brouillard du petit jour, ma montre aux aiguilles fluorescentes, l’horloge au sommet du clocher. Le métro et son défilé de stations, ordre indéboulonnable tout endimanché de tristesse, de faïence et de saletés. De sûreté aussi – c’est le mérite des listes établies de longues dates : Jardin Public – Avenue Buzzati – Croix-Rouge. Je connais par cœur le défilé des stations. La peur y fait moins mal. Et même elle hésite à pointer sa corne. Collège Zola – Stade – Trois-Rivières – Cité Administrative.

La suite…  La suite ? Je touche toujours terre à Cité Administrative, alors à quel repère m’accrocher, pour la suite ? On est fonctionnaire, ou pas. C’est mon cas depuis trente-et-un ans. Même si servir le fisc ne constitue pas ma passion. Je ne suis pas malade à ce point. Simplement j’accomplis ma tâche avec conviction et sérieux : arranger les situations problématiques rencontrées par les usagers dans le respect de la plus scrupuleuse honnêteté. Ce que l’on nomme contentieux. À défaut d’épanouissement personnel j’ai gagné dans ce service la certitude d’une forme d’utilité publique, d’utilité civique.

Je regarde mon quai s’enfuir. Vite. Derrière la vitre d’un wagon que je n’ai pas quitté, ce matin. L’ultime panneau de la station s’effiloche. Blanc sur fond noir. …trative. La rame pénètre dans un tunnel.

 

On jette en l’air une pièce. Pour qu’elle décide à notre place, à son retour, son foutu retour sur terre. C’est comme lancer un barillet chargé d’une seule balle. Qu’importe. Lui aussi décidera à notre place, pour un choix révolutionnaire comme pour un jeu, sans conséquence ou de folie. Pile ou face et roulette russe respirent le même parfum d’abandon – celui du retour sur terre. On cède au hasard, à sa drogue, à son ignominie. À sa splendeur aussi, puisque nos existences n’obéissent à aucun tracé. Puisqu’elles divaguent, loin de tous jalons. Nous voilà libres de danser hors de ce qu’on nous a vendu pour repaires. Et qui ne sont que prisons. La borne frontière sera toujours le paravent des lâches.

La proximité de la mort permet-elle de vivre mieux, plus intensément ? Ce serait un drôle d’apprentissage. Surtout pour moi qui n’ai jamais rien risqué, sinon l’épouvantable ennui d’une carrière parfaitement raisonnée. Se pendre à la sécurité du quotidien, éperdument, désespérément – et pire encore, le faire avec le sourire satisfait de l’imbécile qui se ment. Qui se croit d’une quelconque utilité publique, utilité civique.

Je me contente de la médiocrité de mon quotidien – au sens premier du mot : un moyen terme, sans effroi ni exaltation. Et je fantasme une retraite de désirs assumés, de voyages accomplis. Des morceaux d’absolu comme des bouteilles de vin qu’on fait vieillir le temps d’une grande occasion. Qui arrive si rarement. Ou qu’on refuse de reconnaître. Et l’on attend. On verra plus tard. Plus tard. Plus tard l’Italie, Rome, Florence, Venise, plus tard l’Andalousie, Cordoue, Séville, Grenade, et peut-être Tolède, également, plus tard la Scandinavie et son Grand Nord débordant d’horizons. Autant de rêves abandonnés pour des décennies. Ils traînent comme le panneau d’une gare dépassée pour l’éternité, quelque part, dans un grenier, au fond de la boîte-archive de mes trente ans, parmi les romans à peine commencés, les amours évitées par peur des larmes, des cris, du sang, les bourgeons arrachés et les animaux décharnés en bord de route. Ma vie ressemble à un chat écrasé pour avoir admiré une borne frontière.

 

J’ouvre les yeux sur une salle rectangulaire aux murs rose pâle. Cinq mètres sur trois. Aucun élément décoratif sinon une photographie aérienne de Glasgow – une petite légende, dans le coin supérieur bas du poster, me l’apprend. Glasgow… Que me dit ce nom-là ? La première image de Glasgow tient dans le souvenir de poteaux carrés fatals à quelques footballeurs vêtus de vert, par un lointain mois de mai de mon enfance. Mais ensuite ? Un port autrefois riche, pour être ouvert sur un Empire qu’on croyait inexpugnable ? Une vieille université ? Quelques musées ? Sans doute la persistance d’une âme populaire, toute de sueur et de crasse faite, de fumées et de graisse de fritures. Je soupire… À quoi bon chercher des repères dans une ville que l’on ne connaît pas ? Parle-t-on du soleil ou de Mozart à un enfant mort-né ? 

Certains naissent sans cœur, moi je suis aveugle au monde. Parce que je n’ai jamais osé partir à sa rencontre. Parce que je me suis bercé d’illusions à grands renforts de plus tard. Plus tard, comment donc ne pas y revenir encore et encore, aujourd’hui ? Plus tard, symbole du ridicule qui tue à petit feu. Plus tard, pour l’Italie, l’Espagne et la Scandinavie, plus tard pour les amours et les romans. Plus tard, des foutaises… Le chat n’a rien d’un tigre. Quoi qu’on entende parfois. Seulement il faut parfois inviter la vérité à ronronner sur notre ventre pour la comprendre – ou bien alors échouer dans cette salle rectangulaire aux murs rose pâle, de cinq mètres sur trois, sans autre élément qu’une photographie aérienne de Glasgow, et l’envie folle de ne pas revenir sur terre.

Alors sautent aux yeux certaines vérités. On découvre la sagesse, la beauté et la justice sœurs de l’enfer. On les surprend en train de ramper là, aux heures les plus brûlantes, les plus absurdes. Toujours loin des lieux communs où la multitude dit les voir. Et sous couvert de morale et de labyrinthe, elles imposent uniquement un voyage sans repère.

Je respire lentement pour calmer les battements de mon cœur. Je referme les paupières. Pas sûr que briser la ligne de fuite de mon regard ouvrira de plus larges espaces à mon corps tout entier. L’idée tient de l’auto-mensonge du naufragé plus que de l’espoir sensé. Il n’empêche. Je bascule ma tête en arrière. Et tâche de ralentir encore ma respiration.

Le contact du mur me rassure. Il me faut toujours toucher quelque chose de tangible. Revient l’image du pile ou face, de la pièce en quête du sol. Horrible pesanteur d’un bout de métal froid dont la chute peut décider d’une vie entière. Glasgow n’a contribué qu’à me perdre un peu plus. Le mur contre ma tête est le premier repère tangible, conscient depuis les lettres blanches du panneau Cité Administrative, trop vite disparues. Effrayant déplacement dont j’ignore la durée et la signification précises. Longue glissade depuis le sillage sifflant d’un métro jusqu’à cette salle en forme de grève. Sans oiseaux ni coquillages, sans brise ni vagues pour faire croire à la permanence d’un monde connu. Et pourtant il faudra peut-être s’embarquer.

Contre toute attente, contre mes habitudes mortifères et les regrets d’une planète soi-disant parfaitement décryptée, contre le cadre protecteur de l’ultra-rationalité, je suis parvenu dans cette partie inconnue du monde, cette salle aux murs rose pâle, de cinq mètres sur trois, sans autre décoration qu’une photographie aérienne de Glasgow. Mais pourquoi ma perception du monde réel s’effrite-t-elle ainsi – soudaine évidence ? 

Je ne rouvre pas les yeux. Les voyages sans repère sont plus sûrs le regard clos – autre évidence, toute aussi soudaine, dans cette partie du monde, inconnue certes et pourtant non délivrée des pensées faciles.

Un appel. Je soulève les paupières. Hoche la tête, réceptif enfin aux cris de la vérité, cette autre sœur de l’enfer, femme élégante aux talons claquant sur le pavé, à la traîne parfumée, aux étreintes létales comme une passion de morphinomane pour les nuits de fumées ocres.

Je suis le sillage de la grande dame. Elle me conduit à un carrefour. Avant de disparaître – c’est bien tout le jeu de la vérité, de ne se montrer que partiellement. Je ne ferai pas demi-tour. Parce qu’on ne quitte pas de la sorte la salle aux murs rose pâle. Et parce que trois routes s’offrent à moi. Leurs destinations respectives sont écrites sur des panneaux. Illisibles, évidemment. Je peux seulement toucher leur acier noir. Où donc en est la pièce, dans son vertigineux pile ou face ? J’essaie de décoder les lettres enlacées. Les nœuds se resserrent.

Je dispose heureusement d’une carte dans ma poche. Je la sors. La déplie. Il me faut quelques secondes pour y trouver l’emplacement du carrefour. Or à peine celui-ci repéré, la carte s’émiette dans mes mains. La poussière se mêle sur le pavé au parfum stagnant de la femme. Le monde se dissoudra-t-il toujours au moment même de son observation ? Ou bien s’effondre-t-il justement à force de n’être en rien identifiable ? Alternative en forme de quadrature du cercle. Toutefois j’avance de quelques pas. Touche les panneaux, tour à tour.

La nuit est tombée, brutale, mais sans effroi. Les contacts me suffisent. Alors qu’une poignée d’images file sur le néant des alentours. Des canaux dégorgent leurs vomissures en des palais jadis admirés à l’autre bout de l’univers. Un campanile effondré regarde une basilique infestée par les rats. Que sont devenus les repères de cette ville rêvée, mais inscrite au fond de moi, parce qu’inscrite au fond de tous les hommes ? Surgit une arène deux fois millénaire livrée à l’emprise des chardons. Puis des musées déchiquetés par l’inculture d’une société que mène le seul profit économique. Un pont emporté par les eaux, une galerie dévastée incapable d’assurer le moindre de ses offices, une coupole affaissée sur ses soutènements de marbre. Existe-t-il un chemin hors des ruines ? Est-ce vraiment là l’écrin d’un de mes désirs ? Cette cité médiévale brisée par les vents qui écharpent sa colline ? Ce palais dont on ne peut même plus imaginer les délices orientales à force de bassins crevés ? Cette ville de conquérants étouffée par le trop-plein de son fleuve, comme si le sang des esclaves l’ayant abreuvée des siècles durant s’était enfin vengé de son orgueil ? Ainsi ce n’était que des décombres que j’entendais visiter, plus tard. Plus tard… Profession de foi hérétique qui aura brimé cinquante années de ma vie, jusqu’à mon arrivée dans cette salle rectangulaire aux murs rose pâle, de cinq mètres sur trois, sans autre élément qu’une photographie aérienne de Glasgow. Sur elle, je rouvre les yeux.

 

    Je me lève. Fais le tour de la salle avant de me rasseoir. La pièce jetée en l’air est retombée au sol. Reste à découvrir le résultat. Je n’ose pas. Pas encore. Regards tournés une énième fois vers les murs rose pâle, puis sur la photographie. Et pas seulement. Sur une porte aussi. Blanche, que je refusais de considérer. Et fermée encore – la pièce est-elle vraiment retombée ? Le résultat du pile ou face attendra quelques secondes encore.

    La poignée bleue de la porte nuit me ramène à la faïence du métro. Cité Administrative. Pour n’être jamais descendu plus loin avant aujourd’hui, j’ai refusé obstinément la conscience des repères suivants. Mais ma mémoire me trahit. Elle me les impose. Incrustés sur cette porte qui tarde à s’ouvrir. Parce qu’un voyage sans repère est un mensonge. Parce qu’un voyage sans repère n’existe pas. Parce que même la mort a ses repères. Parce qu’on peut s’envoler pour prendre toutes les photographies du monde… Rien n’évite le retour sur terre. Celle de la pièce. Le mien, le nôtre.

Cité AdministrativeLycée Professionnel…

    La porte s’entrebâille. J’aperçois la pièce, bien retombée au sol. Sur sa tranche continue la liste.

Maison-Bleue – Place de l’Appel-du-18 juin…

La porte s’ouvre en grand. Sur le seuil, une femme élégante, de celles qui aiment les talons claquant sur le pavé, les traînes parfumées – et les étreintes létales, peut-être. 

Gymnase Jesse OwensCentre Hospitalier.

    Sur les murs rose pâle de cette salle rectangulaire, le mot Glasgow se distingue à peine. Comme la pièce, poussière parmi les poussières du sol. Il faudra pourtant se pencher. Regarder. Malgré la peur immense des autres monstres, aux noms eux aussi écrits en lettres blanches sur fond bleu.

 

Entrée. Consultations.

La femme tient une pochette cartonnée. La pièce est dans ses mains.

Oncologie.

Encore un coup d’œil, un tout dernier coup d’œil sur la photographie de Glasgow. Comme si le ciel pouvait me retenir loin de la terre. Comme s’il pouvait en surgir une infranchissable borne frontière. Et tant pis si la borne frontière est le paravent des lâches. Je serre la main de la chirurgienne. Sur son visage, une expression que je renonce à interpréter. On n’évite jamais le retour sur terre.

« Entrez monsieur. Nous avons vos résultats. »

@Copyright 2022 Mathieu DUSART