Coup de cœur

Grain d'espoir

de Eric GOHIER

Je pousse un cri rageur, lève le poing au ciel puis range le sextant. Ça va le faire ! Un œil sur l’anémomètre me confirme un vent au portant. 20 nœuds, quelques rafales plus soutenues. Mer peu agitée, houle de trois quarts arrière. Je navigue à bloc, grand-voile pleine toile. Après estime de la dérive, j’ai mis la barre au 270. Je me plonge dans les calculs. Plus que 24 heures. Encore 283 milles à parcourir. C’est jouable. Si Jude ne s’est pas trompée… Il n’y a pas de raison. Ce serait terrible sinon ! Juste la fin ! Cette pensée me ravage. Plutôt que de me laisser envahir par les idées noires, je relis mon livre de bord.   

 

10 janvier 

J'avais beau m'y attendre, ça surprend ! Je n’ai rien pu faire. Me suis retrouvé cul par-dessus tête. Il règne un bazar dans le cockpit ! Pour ma première dans les Quarantièmes Rugissants, je suis victime d'une Big One, ces vagues monstrueuses qui laissent quille à l'air les voiliers des navigateurs solitaires en quête de record. Patience… Une prochaine me remettra à flot. J'ai trois mois de vivres. De quoi tenir.

 

14 janvier 

J'ai cru que j’allais crever. Cette putain de tempête a duré trois jours. Jusqu'au basculement. Enfin… Fracas épouvantable ! Ma tête a heurté un renfort du carré. Je garde une bosse monstrueuse en souvenir. Le temps est minable. Je vais en profiter pour tout remettre en ordre. Pour le record, c'est mort. Je ne serai pas le premier sous les cinquante jours. Je ne regrette pas mon choix d'un bateau lourd mais résistant. Il n'a subi aucune avarie. Je ne suis pas parvenu à joindre les miens. J’essaierai à nouveau demain.

 

15 janvier 

Je ne comprends rien. Il y a de quoi devenir cinglé ! Le jour s’obstine à ne pas se lever. Ce n'est pas vraiment la nuit. Plutôt une brume épaisse, sombre et opaque. De celles qui oppressent le marin. Plus étrange encore, l'air recèle une odeur de fumée lourde, humide et pénétrante. Mes instruments sont désespérément muets. Je ne parviens pas à aller sur Internet. Connexion impossible. Mes batteries sont pourtant chargées. Peut-être une panne de satellite ? J'espère que tout va vite rentrer dans l'ordre. Il me tarde de pouvoir envoyer un message à mes filles pour leur dire que je les aime… à leur maman aussi !

 

17 janvier 

J’ai franchi le cap de l'inquiétude. Je ne peux communiquer avec personne. Les appareils refusent de fonctionner. Et toujours cette foutue odeur de fumée ! Le ciel reste gris-noir. Mes batteries solaires ne se chargent plus. Je crains le pire. Le froid devient insupportable. Je suis allé à fond de cale récupérer une éolienne de rechange ! Celle de pont était hors service. Ce matin, un albatros a survolé mon bateau. Cela m'a fait un bien fou de voir une trace de vie.

 

19 janvier 

Pas d’évolution. C’est l’angoisse… Je viens de faire le point et de mettre cap sur l'Australie. J’ai hâte de revoir le soleil. Quant à ma famille… j'essaie de ne pas trop y penser ! Les pires idées me hantent. Je cherche une explication à tout ça. Je n’y arrive pas. Je sens moins l'odeur de fumée. M'y suis-je habitué ? 

 

24 janvier 

Le froid est de plus en plus intense. Ce n'est pas ce qui m'inquiète le plus. J’ai ce qu’il faut pour affronter des conditions extrêmes. Ma V.H.F. reste désespérément muette par contre. J’ignore pourquoi tout l’électronique de bord est HS et affiche des écrans vides. Cela ne me dit rien qui vaille. J'ai commencé à me rationner. En tirant sur les vivres, je peux tenir quatre mois. Adélaïde est en vue, je devrais accoster demain. Une escale pour tenter d’en savoir plus. Aux jumelles, j'ai aperçu des flammes et des panaches de fumée. Je me demande si ce n’est pas la cause du ciel en deuil. Douloureuse perspective !

 

1er février 

J'ai cru que je ne pourrais plus jamais écrire. Je suis allé à terre avec l’annexe. C’est terrifiant. Le port n'existe plus. La ville non plus. Tout n'est que chaos et cendres. Pas une habitation debout, pas un bateau intact. La ville n'est qu'une désolation de métal, de boue… et de corps à perte de vue. Je n'ai pas croisé un seul être humain vivant. Aucun animal non plus. Je viens de passer une semaine à pleurer… à regretter d'être en vie. Mes appareils restent muets. J'ai préféré les arrêter. Je ne sais plus quoi faire. 

 

3 février 

Je ne m’alimente plus. À quoi bon ? Tout est en feu. Ce qui n'a pas été détruit par la catastrophe brûle. L'air est de plus en plus glacial. Au plein cœur de l'été austral ! Je n'ose même pas imaginer ce qui se passe au nord. Continuer ? Pourquoi ? Ce matin, je suis descendu chercher une couverture. J'ai trouvé un carton dans un recoin de la soute. Un lot de livres. À moi qui ne lis jamais ! Inutile de chercher qui l'avait mis là. Carole est prof de français. Je refuse encore de parler d'elle à l'imparfait… j'espère qu'elle et les filles n'ont pas trop souffert.

 

8 février 

Je viens de lire "Les Contemplations" de Victor Hugo. Hier, j’ai recommencé à manger. Je ne savais pas que d'aussi belles choses se cachaient dans les livres. Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants, Passer, gonflant ses voiles, Un rapide navire enveloppé de vents, de vagues et d'étoiles. Je ne peux avoir survécu pour rien. Toute chose a un sens. Quel est le mien ? 

 

20 février 

J'ai suivi la côte. Canberra… Melbourne… Ruines et poussière… et une odeur de mort que ne parvient plus à éteindre le froid. Le silence me pèse à terre. Ni chant d'oiseau, ni cri d'animal. Le vent ne trouve plus de feuilles à faire bruire. Partout le chaos et la désolation… Je lis et relis les livres de Carole : Cendrars, Apollinaire, Hugo, Rimbaud… Ils m'aident à tenir. Demain, je fais route vers la Nouvelle-Zélande. En mer au moins, il reste de la vie.

 

14 mars 

Je suis désespéré. Je ne supporte plus d'être seul. Christchurch, Wellington, Auckland… dévastées. L'odeur dégagée par les morts parvient à dominer celle de la fumée que lâchent les incendies dont j'aperçois la nuit le rougeoiement des braises. Je ne vois qu'une explication. Au faîte de ma connaissance. Celle qui justifie l'extinction des dinosaures : une collision avec un météorite géant. Séisme, raz-de-marée, incendies. Je n'ai survécu que grâce à mon inconfortable position en mer. Pour combien de temps encore ? 

 

31 mars 

Mes réserves s'épuisent. Si je ne me suis pas trompé en faisant le point, j'accosterai demain aux îles Chatham. J'espère reconstituer ma réserve d'eau douce et trouver de quoi améliorer mon ordinaire. Ce sera peut-être mon ultime escale. Si là aussi tout n’est que désolation… Il n’y a aucune raison pour que seule cette partie du globe ait été touchée. Et si ça voulait dire que…

Je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Le vent a molli. Le bateau a perdu de sa vitesse. Cela m’a inquiété. Je sais que si je ne suis pas sur zone à l’heure prévue, tout sera perdu. L’immensité de l’océan nous dévorera. Jude n’aura plus jamais l’occasion de s’émouvoir sur ce que je lui confie depuis que nous partageons le même cauchemar. Puis le vent a repris en seconde partie de nuit. Et l’espoir avec lui en mon navire rapide enveloppé de vents, de vagues et d’étoiles… 

 

4 avril 

La pluie… enfin ! Faible d'abord puis plus soutenue. Je pense souvent aux miens. À ceux que j'ai aimés. Aux autres aussi. Je crois que par moments je perds la raison. Une chance que j'aie ces quelques livres. Sauf un… j’ai jeté Baudelaire par-dessus bord. Beau… mais trop d’idées noires ! Sur une des Chatham inhabitée, j'ai trouvé de drôles de plantes. Elles s'étiolaient. J'en ai ramassé plein. Ce n'est pas très goûteux mais comestible. Je mange les racines crues et fais des soupes avec les feuilles.

 

17 avril 

Il pleut sans interruption. Depuis quinze jours, je me suis remis à l’ancre. Je ne vois plus de braises. La pluie aura au moins servi à ça. Je dors parfois des journées entières et demeure éveillé plusieurs jours de rang. Suis-je en train de devenir fou ? J'hésite à faire route vers la France. Je crains l'emballement des cœurs nucléaires livrés à eux-mêmes. À quoi suis-je donc utile ? Quel est mon sens ? L'idée m'a effleuré de toiler à bloc, de naviguer à pleine vitesse et de sauter à l'eau. Aucun requin ne m'en voudrait !

 

3 mai 

La pluie s'est enfin arrêtée. Il était temps. Je sais presque par cœur "Les Contemplations". Je me parle de plus en plus souvent à voix haute. Mes nuits sont peuplées de cauchemars.

 

18 mai 

C'est ma fête ! Je me suis offert une double ration de soupe. J'ai en permanence gants et anorak. Ma peau commence sérieusement à peler et je sens mauvais. Vivement que je tombe gravement malade !

 

21 mai 

Je crois que ces plantes me rendent un peu fou. J'ai levé l'ancre. Route vers l'Amérique du Sud. J'ai tout mon temps. Personne ne m'attend… Mes larmes ont fait des cloques sur la page. J'envie Le Dormeur du val. Qui viendra me faire la  peau ?

 

3 juin 

Je n'y croyais plus ! Ce matin, le soleil est réapparu. Timide, voilé dans le satin. Je me suis fait un jus de racines pour saluer son retour. Il est bien temps, salopard !

 

13 juin 

Je suis déçu. Terriblement. J'ai passé le Horn avec un temps de curé. Du soleil plein les yeux, des vagues mollasses au cul. J'aurais préféré une fin glorieuse. Une fin de marin ! Par réflexe, j'ai rallumé ma V.H.F. Dieu est peut-être à l'écoute. Ça tomberait bien ! J'ai deux mots à lui dire !

 

14 juin 

Extraordinaire ! Inouï ! Fantastique ! Je n'en reviens toujours pas ! Je ne suis pas seul au monde ! Une voix m'a parlé. Elle s'appelle Jude. Elle est américaine. Elle n'est pas seule. Greg est avec elle. Ils étaient trois au départ, mais Lucas… Nous avons échangé jusqu'à ce que ma batterie lâche. Elle se désespérait de lancer des messages en vain. Je suis à bloc. Route vers l’Amérique du Nord ! J'ai branché mes batteries solaires. Je ne veux plus cesser de parler !

 

16 juin 

Incroyable d’être aussi bavard ! Jude semble aussi heureuse que moi. Nous parlons pour nous enivrer de mots, pour nous prouver que nous sommes vivants. Nous avons tant à dire ! C'est si bon d'entendre une autre voix. Greg ne veut pas me parler. Il ne veut rien d’ailleurs. Jude est très inquiète à son sujet. Il n'est pas son mari. Juste un collègue. Elle a 34 ans. Deux de plus que moi…

 

20 juin 

Je longe les côtes argentines. Toutes voiles dehors. Jude m'occupe l'esprit à toute heure du jour et berce celles de mes courtes nuits. Elle m’a confirmé pour le météorite. Elle est ingénieur en aéronautique ; je lui fais confiance. Je parviens à la faire rire. En anglais, ce n’était pas joué d’avance !

 

27 juin 

Il m'a fallu des heures pour la consoler… si j’y suis parvenu ! Ce matin, elle a trouvé Greg pendu. Avec un faisceau de fils électriques. Pauvre garçon ! Il me tarde d’être dans l'Atlantique Nord. Je longe la côte brésilienne. La température s'est radoucie. J'ai retrouvé un carton de rations de survie dans la cale. Plus de souci. Moral au beau fixe !

 

8 juillet 

J'ai fait un rêve étrange cette nuit. Un rêve étrange et pénétrant d’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime… Celui d'un homme… d'une femme. Aucune honte d’avoir pillé Verlaine. Je n'ai pas osé en parler à Jude. Je préfère que nous fassions mieux connaissance avant.

 

12 juillet 

Jude prétend que je suis fou. Je compte bien lui prouver le contraire. Nous n’avons pas survécu pour rien. Un homme et une femme qui plus est ! Je laisse les Bahamas derrière moi. Pour me donner du courage, je me récite "Les Contemplations" à voix haute.

J’en ai cardé pour enrouler le foc. Le vent a grossi. Me voilà sur zone, à quelques milles du lieu de rendez-vous. Je cargue la grand-voile. Je suis si excité que mes gestes sont maladroits. Le ciel est dégagé, l’horizon désert. Ou presque. Une frange au nord-ouest trahit les côtes de la Floride. Je ne me suis pas trompé dans ma navigation. Pourvu que Jude non plus…

Le temps passe. Inexorable. Inquiétant. Mon cou est douloureux. Mes yeux s’irritent à force de scruter. Chaque minute enfuie me vole ma confiance. Je ne pourrais survivre à la mort de cet ultime espoir. Par chance, Hugo m’accompagne

Que ferai-je, seul, farouche, sans toi, du jour et des cieux, de mes baisers sans ta bouche, et de mes pleurs sans tes yeux !

Une soudaine fulgurance dans le ciel manque de m’arracher le cœur. Un trait de feu. Un point qui grossit. À une allure folle. Trois énormes corolles qui tout à coup fleurissent. C’est elle ! Elle avait raison ! C’était bien aujourd’hui qu’était programmé depuis des mois son retour sur Terre depuis la Station spatiale internationale… 

@Copyright 2022 Eric GOHIER