Coup de cœur

Le grand saut

de Jean-Pierre BEAUFILS

« Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour tirer son coup ! » pensais-je, suspendu à mon champignon, muscles tétanisés, claquant des dents sans retenue. 

 

J’avais rencontré Kathy à la piscine. Kathy avec un grand K, elle tenait beaucoup à son grand K.

J’étais vautré sur les gradins qui entouraient le bassin, épuisé par un deux-cents mètres crawl au style approximatif. Kathy venait de terminer un deux-mille mètres avec palmes dans un couloir dédié, et avalait une petite gorgée de Contrex avant d’y retourner.

Je ne sais plus comment j’engageai la conversation. Je n’ai jamais été très doué pour aborder les filles, que ce soit dans la rue ou à la piscine, mais Kathy disposait de solides arguments anatomiques pour m’y encourager. Elle accepta de me rejoindre à la cafétéria du complexe sportif, où elle arriva une demi-heure après moi, palmes sous le bras, cheveux encore mouillés, et chemisette prête à craquer sur le devant. Elle était fraîche comme un gardon à l’issue de son second deux-mille mètres, tandis que je tentais de dissimuler mes crampes en recroquevillant mes jambes sous le tabouret de bar.

 

À peine Kathy eut-elle fait son entrée, qu’elle se trouva cernée par une demi-douzaine de nageurs tout juste sortis de la douche, au verbe haut et au physique agaçant. À eux tous, ils formaient une véritable muraille, à travers laquelle je n’avais aucune chance de m’infiltrer. De toute façon, je ne comprenais rien à leur conversation. Certains d’entre eux regardaient Kathy, puis se tournaient vers moi avec un sourire ironique. Je me dis que c’était loin d’être gagné.

 

Dieu merci, les intrus ne s’attardèrent pas, et je pus enfin discuter tranquillement avec la jeune femme. Elle m’apprit que son père pratiquait le parachutisme, et que sa mère enseignait la plongée. Autant dire qu’elle était née avec des palmes aux pieds, et qu’à peine atteint l’âge légal, on lui avait mis un parachute sur le dos. Elle revenait de la Réunion où elle avait couru la Diagonale des Fous, et projetait de repartir escalader une face nord dans je ne sais quel massif népalais. Je me dis que j’avais intérêt à me montrer drôle et cultivé.

 

Je l’invitai donc, le samedi suivant, au classique parcours ciné-restau du dragueur de base. À ma grande surprise, elle accepta, me laissant me dépatouiller avec le choix du film et du restaurant. Je me devais de lui prouver qu’à défaut de performances physiques, j’assurais sur le plan intellectuel. Je choisis donc un film coréen en VO, en me demandant si ce n’était quand même pas un peu too much. Mais bon. Elle ne dormit pas pendant les deux heures trente que dura le film, contrairement à moi qui ne pus m’empêcher de piquer du nez à deux ou trois reprises. Dieu merci, je pense que je ne ronflai pas. À la sortie, elle me commenta toute la filmographie de Bong Joon-ho, et au sushi-bar – la soirée avait sa cohérence –elle me demanda si je ne pensais pas que la violence stylisée d’un Park Chan-wook à ses débuts en disait plus sur la Corée contemporaine que le réalisme rohmérien d’un Hong Sang-soo. Je me dis que la barre était placée haut.

 

Et puis, ce que je redoutais arriva.

 

Au sortir d’un ciné-club qui donnait une  rétrospective  Ozu – Le goût du riz au thé vert, ou peut-être était-ce Herbes flottantes – elle m’annonça, tout en picorant quelques brins de cresson dans son assiette végétarienne (parce qu’en plus, elle était végétarienne), que si l’on devait se voir souvent, il fallait AB-SO-LU-MENT que je saute en parachute avec elle. Voyant que je blêmissais, elle éclata de rire, et me dit qu’un premier saut, c’était comme une première fois au lit. On s’en faisait une montagne avant, c’était hyper intense pendant, et on se sentait trop bien après. Et qu’on n’avait qu’une seule envie : recommencer au plus vite. Je repensai à ma première fois au lit, et opinai sans enthousiasme.

 

Je ne garde pas un souvenir très précis de tout ce qui précéda mon unique saut en parachute. J’eus droit à une journée de formation théorique dont je ne retins pas grand-chose. Je marchai vers l’avion comme on marche à l’échafaud, tout en essayant de faire bonne figure devant Kathy, qui était l’un des deux moniteurs chargés de veiller sur ma petite santé. Je me souviens un peu mieux de la suite. Je commençai par vomir dans l’avion, au point que le second moniteur voulut annuler le saut, mais Kathy affirma que je m’en sortirais très bien. Puis la porte de l’avion s’ouvrit, j’avais le vide sous mes pieds, le bruit était assourdissant, ça empestait le kérosène, et le vent m’empêchait de respirer. Pendant que je me cramponnais aux montants, Kathy hurla dans mon oreille droite que quand mon parachute s’ouvrirait, ce serait le moment le plus magique de toute ma vie. Je me souviens avoir pensé que si le parachute s’ouvrait, ce ne serait déjà pas si mal. Ensuite je fus aspiré à l’extérieur. Un spasme violent me fermait les paupières, ça faisait POUM, POUM, POUM à l’intérieur de moi, j’entendais très distinctement mes dents qui grinçaient, et je sentais mon pénis recroquevillé, tout petit petit au fond de mon caleçon. Après, mon parachute s’ouvrit, et je me sentis aspiré vers le haut. Quand je rouvris les yeux, Kathy s’était stabilisée à mon niveau, et je pensai que si j’arrivais à me la faire, je ne l’aurais vraiment pas volé. Je regardai sous mes pieds : c’est vrai que le point de vue était formidable dans tous les sens du terme, mais je n’en profitai pas trop, parce que je vomis une seconde fois. Ensuite, je me foulai la cheville à l’atterrissage. Kathy m’accompagna à l’hôpital le plus proche, et m’abandonna devant la porte des Urgences, parce que la fête du Para-Club tombait justement ce soir-là, et qu’elle était attendue pour aider aux préparatifs.

 

Pendant ma convalescence, cheville bandée, béquilles et Profenid, je reçus un message de Kathy qui m’annonçait qu’elle avait postulé il y a plusieurs mois pour un poste en Nouvelle-Calédonie, et que sa demande venait d’être acceptée. Elle était folle de joie, rien que de penser aux poissons, aux bateaux et à tous les sports de glisse qui l’attendaient là-bas. En plus, elle allait loger chez un de ses amis d’enfance, un mec SU-BLIME, récemment séparé, qui avait tout plaqué après Science Po, pour ouvrir un club de plongée sur l’île des Pins. Naturellement, si je voulais leur rendre visite, je serais toujours le bienvenu.

 

Pour la seconde fois en quinze jours, je retombais sur terre après avoir volé bien haut. Et même si c’était, cette fois, au sens figuré, l’atterrissage n’en était pas moins rude. Au cours des semaines suivantes, je renouai avec mes habitudes d’avant Kathy, comme on retrouve ses vieilles pantoufles en rentrant de voyage : mes laborieux deux-cents mètres hebdomadaires à la piscine municipale, et mes soirées cinématographiques, désormais plus orientées comédies à la française que drames psychologiques asiatiques.

 

Deux mois plus tard, je rencontrais Marie-Cécile.

 

Marie-Cécile était professeure de musique. Elle avait de petits pieds et de longs doigts, et n’avait jamais pratiqué d’autre activité physique que d’astiquer les touches de son piano. Elle portait en toutes circonstances de grandes lunettes, un gilet noir et un chignon, et m’apparut immédiatement comme l’archétype de la femme idéale. Je l’éblouis avec le récit de mes performances sportives.

 

Elle suscita immédiatement la jalousie de toutes ses copines du Conservatoire, en leur racontant que son nouveau mec s’était blessé en sautant en parachute.

@Copyright 2022 Jean-Pierre BEAUFILS