Coup de cœur

Le monde de Lorelei

de Marie-Virginie VOLLMER

Je n’sais plus quoi faire pour te décevoir, te faire réagir, pour que tu cesses de me voir comme ton alter ego, que tu me quittes quoi ! Je savais pas partir, je savais pas comment on quitte les gens, mais là, je t’en remets au Vent Bleu de cette fichue planète, je te laisse avec les dingues et les paumés qui ne te lâchent plus, ces « nerds » fondus de metaverse, trop shootés au Belzébuth ou au Narcisse 81 pour savoir ce que ça veut dire et pouvoir en faire profiter les filles.

7 lunes et 7 jours environ de ce foutu monde passés avec toi, ça ferait long sur Terre. Me voilà en exil sur une planète fantôme, je suis devenue une fille en noir et blanc, une fille au rhésus négatif tellement tu m’as chargée aux toxiques, une fille qui vient de faire sa première et dernière ! –  descente aux enfers par la face Nord, pour te dire comme je suis glacée…

Ça m’étonnerait que tu comprennes, même si c’est à la fameuse Maison Borniol qu’on s’est rencontrés pour le lancement de la nouvelle Narcisse, une sacrée explosion dans les veines et dans la tête. Tu me voyais en mosaïque, façon Picasso, et tu m’as appelée « la môme kaléidoscope », mince, j’avais jamais tripé comme ça ! Au fond, je crois que c’est ça que t’as pas calculé : je n’suis pas une addict, alors même si on a plongé dedans, t’as pas vu que moi moins que toi et tes potes. C’est pas venu tout de suite, mais c’est venu quand même et cette nuit, à la 113e cigarette sans dormir – puisque tu t’amuses à faire ton compte à rebours vers le Néant  et au 14e cocktail Pulque, Mescal y Tequila, j’ai ouvert les yeux, j’ai vu, je me suis souvenue, c’est pas une vie, c’est pas ma vie, ça.

Je suis partie, Hubert, tu seras le seul amant destroy de ma petite collection, j’en suis certaine.

Lorelei Sebasto Cha, la fille du coupeur de joints de Tarifa –Félix Cha, le seul détenteur d’un agrément gouvernemental– marchait  d’un pas fatigué dans l’allée C qui menait  à la Station 4.

Avant d’attaquer sa spécialisation en techno-génétique sur les Alligators 427, elle avait souhaité s’offrir un tour des Planètes Extérieures, une autorisation de délirer en somme, parce qu’une fois tatouée au Ministère de la Survie, c’en serait fini des voyages, des petits plaisirs, des moments où l’on se laisse flotter, divaguer, rêver... Au moins pour trente ans. Elle le savait, elle l’avait choisi. Tant d’espoirs reposaient sur ces alligators, sur cette erreur de manipulation au Labo 50 de Tanger, huit ans plus tôt. On vivait si mal sur Terre, mais pour Lorelei, trop de gens préféraient fuir à l’Extérieur pour vivre ad orgasmum aeternum, sans chercher à comprendre, sans vouloir essayer, même un peu. Dans son esprit, c’était assez limpide : l’éco-dictature était nécessaire, difficile à vivre et pourtant incontournable, d’autant qu’aucun de ces autres mondes ne disposait naturellement de tout ce que la Terre leur avait longtemps prodigué pour faire d’eux les Humains. Ils n’étaient que des mondes artificiels qui finiraient par s’écrouler, plus vite encore que la planète mère.

Lorelei avait fait son choix. Très tôt. Peut-être quand elle avait entendu le chant du fou, le jour de ses onze ans. Un tout petit homme, tout gris, tout sale, qui avait squatté le Vieux Schnoque, le dernier arbre de Toulouse, deux matins de suite, chantant sa Droïde Song où il était question de La Fin du Saint- Empire romain germanique. Elle n’avait pas tout compris, mais se souvenait encore des derniers mots de la chanson que le petit homme sifflait, les yeux exorbités et larmoyants : « Demain les kids, vous finirez au Zoo Zumains Zébus ! ». Il avait été embarqué par la Garde Verte et avait sans doute fini à la Cancoillotte, « là où c’est qu’on t’met la cervelle en fromage » lui avait expliqué sa grand-mère.

Hubert, sa lassitude, son absence d’espoir et de désirs, ses shoots et ses paradis artificiels avaient sonné le terme du voyage. Lorelei ne désirait plus qu’une chose.

Clap de fin.

Retour sur Terre.

 

Pendant des mois, elle avait expérimenté presque tout ce qu’il était possible d’expérimenter sur les Planètes Extérieures : l’ascension étourdissante et multicolore de la Vierge Au Dodge 51, sur Elizabeth I ; le fabuleux concert permanent  de  musique décadente – et dodécaphonique – Rock Autopsie  sur Metal-i-KA ; les joutes artistiques du Cabaret Ste Lilith sur Oulipo ; la terrifiante et longue glissade sur le toboggan temporel de Delirium Tremens juste en   Taxiphonant d’un pack de Kro  – publicité mensongère, soit dit en passant, puisqu’on numérotait le code sur un plasma dernier cri, assis sur un antique pack de Perrier ! – ; les incroyables expérimentations musicales sur les instruments naturels de la planète Ti-&-Fen. Elle avait détesté le safari sur la planète Zoobis, tentative pitoyable de reproduction des différentes zones terrestres où l’on pouvait jadis chasser le lion, l’ours, le loup ou… le mammouth ! Quelle drôle d’idée… Elle avait adoré le long trek méditatif sur Arrakis, planète des sables, puis atterri sur Fiesta pour terminer, croyait-elle, en explosive beauté. Entre la lecture du petit guide avant de quitter la Terre et son arrivée à N’Samba, le quartier le plus populaire, la petite planète avait perdu l’essentiel de ce qui avait fait d’elle le centre cosmique des festivités joyeuses et rythmées : les pôles d’organisation et les différentes troupes s’étaient peu à peu fait infiltrer par des trafiquants de toxiques pour qui s’amuser rimait avec se défoncer. Et elle s’était laissé piéger, cédant un temps à la tentation de l’oubli.

Elle marchait d’un pas fatigué, mais l’esprit alerte et vigilant, observant chacun des corps allongés ou entassés sur les côtés de l’allée. Tout pouvait désormais arriver, elle était seule.

Elle se sentit enfin en sécurité lorsqu’elle eut franchi la paroi magnéto-plasmique jaune qui cernait la Station. En approchant du guichet 102 dédié à la Méditerranée, elle sentit son cœur bondir de joie en imaginant l’atterrissage quelques heures plus tard, la première bouffée d’air chaud, humide et un peu acide qui remplirait ses poumons et comblerait de bonheur son nez longtemps privé des odeurs familières du ti’jac cuisiné jour et nuit sur l’île, des frangipaniers épuisés par leur floraison incessante, du poisson échoué sur les côtes. Sa peau frémit à l’évocation du premier dîner qu’elle prendrait au labo en compagnie des gardes, de son frère expert en traitement des eaux, des derniers étudiants acceptés dans le programme de recherche le plus important de toute l’histoire de l’humanité. Certes, la nourriture y était monotone et la cantine sombre, les éclairages étant réduits au minimum pour concentrer toute l’énergie sur les laboratoires et les vivariums. Certes, l’air chaud et parfumé était suffisamment toxique pour que l’on vous force à porter un masque plusieurs heures par jour lors d’un travail en extérieur.

Certes. La planète n’était plus si accueillante.

Certes.

Et pourtant, c’est bien elle qu’il fallait préserver avant toute chose. La matrice. La maman de tout et tous. La nourricière, la généreuse, la résiliente, la blessée – gravement blessée, convulsive, bilieuse, fiévreuse – trempée de fièvre. N’y vivaient plus guère que les humains habités par cette conviction, d’ailleurs. Et ceux qui ne pouvaient s’en aller.

« Un jeton pour l’ascenseur de 22 h 43, STP.  

– Désol, miz, il est en panne. T’as le 22 h 71 à la dernière station avant l’autoroute, un service touk touk peut t’y escamper avec les autres voyageurs d’ici trente sec’.

– Cool. 

– Il reste que de la Classe Plastique, tu prends quand même ? Fab’, ça fait 950 Satoshis. Alors arrivée sur Gibraltar à 5 h 22, température 41, indice ATMO Acide Léger, indice CO2 inchangé, humidité 98%. Les combis sont dans l’ascenseur maintenant, on a changé les règles, c’était pas assez fun. Voilà ton comprimé. Hasta la vista ! 

– Ah non… Adios.

– Seriously ? Bah bonne chance alors ! 

Et pour la première fois depuis des jours, des semaines même, Lorelei sentit un sourire naître sur son visage, gonflant sa gorge et sa poitrine, irriguant ses veines d’une sensation nouvelle.

– Tak ! Toi aussi. »

 

Un léger gloussement lui échappa en voyant la mine surprise, voire choquée, de la jeune préposée. Tellement jeune, et tellement choquée, qu’elle n’était probablement pas née sur Terre, dont elle avait sans aucun doute une vision très sombre, sale, pauvre et triste. 

Le temps de lire rapidement son nom gravé sur le pendentif en métal – Samsa – et Lorelei  s’éloigna d’un pas léger vers le touk-touk jaune et noir qui venait de se poser à côté de l’ascenseur.

Samsa… Hubert… et tous les autres dont j’ai croisé le chemin, Malo, Zbyszek, Ewana, Poss, Feodor, Lili… je sais ce que j’ai à faire pour qu’un jour, bientôt ! nous nous retrouvions tous là où nous avons besoin d’être. Là où tout a un sens. Sur Terre.

@Copyright 2022 Marie-Virginie VOLLMER