Coup de cœur

Un petit coucou

de Edmonde PERMINGEAT

 «  Si je pars le premier, je te donnerai un signe. » 

Ces mots, Hector me les avait lancés un jour où je m’étais gaussée de sa croyance en l’immortalité de l’âme. Car, si mon calotin de mari avait la foi chevillée aux tripes, j’étais quant à moi une mécréante indécrottable. Prof de philo et fervente adepte de Nietzsche, j’avais tué le Dieu de mon enfance.Définitivement mort, enseveli sous tous les systèmes philosophiques

«  Tu reviendras me faire un petit coucou ? Chiche !  avais-je raillé. 

Hector avait relevé le défi avec la gravité d’un apôtre :

– Oui, et ensuite tu seras bien obligée d’admettre que la mort n’est pas un départ sans retour. »

Devant l’assurance béate qu’il affichait, j’étais partie d’un bel éclat de rire qui avait dégénéré en un fou rire irrépressible.

La mort n’était pour moi qu’un concept, une lointaine abstraction dont je me moquais parce que j’avais encore toute la vie devant moi. Mourir,c’était l’affaire des vieillards cacochymes, des vieux fossiles qui végétaient dans les maisons de retraite…Nous, les jeunes, nous étions invulnérables…

Mais ça, c’était avant l’accident. Avant qu’Hector ne partît en   solo pour l’ultime voyage entre quatre planches. Ensuite, il y a eu la douleur. Et dans la douleur, foin d’ergotage métaphysique !  J’ai fait fi de ma rationalité et me suis mise à guetter un signe venu d’ailleurs. De cet au-delà mystérieux où ma défunte moitié baignait dans une éternité de délices…

 

Les heures, les jours, les semaines, les mois s’égrenèrent au désert de l’absence.

J’appelais Hector,le suppliais, l’exhortais, l’implorais, le conjurais, me révoltais, l’invectivais.

Sans répit. Partout…

Je hurlais son nom dans l’indifférence de la campagne écrasée de chaleur. Mes cris crissaient à l’unisson de la scie des   cigales, ils explosaient en éclairs dans les cieux en fureur,s’embrasaient dans le sang du couchant et montaient la nuit  jusqu’au ciel vidé de ses étoiles…

À la mort de l’été, ils s’accrochèrent au brouillard poisseux, aux barreaux de la pluie grise, se mêlèrent aux sanglots monotones du vent qui effeuillait l’automne, joignirent leur supplique au requiem de la bise, au glas rauque des corbeaux sur la plaine livide.

Quand l’hiver déroula son suaire,ils crépitèrent en rafales furieuses pour s’en aller mourir dans la neige boueuse.

Ma voix ricochait en échos de silence. L’espoir me consumait. Je me mourais d’attendre.

Et puis le printemps explosa d’un coup en mille gazouillis. Je vis les fleurs renaître,les bourgeons éclater.Je sentis alors monter une sève nouvelle, le renouveau en moi qui chantait dans  mes veines. Mon âme reverdit au souffle de la brise, ma gaîté éclata en mille éclats de joie. Je retrouvais l’insouciance, les plaisirs et l’amour de la vie.

Balayés le chagrin, le deuil, les affres de l’attente ! Ragaillardie, je décidai tout de go de prendre « mon taureau » par les cornes. En un mot : de planter à mon calotin de mari une paire de cornes posthumes.

 

Ce croustillant projet exigeait le concours d’un mâle, cela va  de soi. Dégoter un amant fut pour moi chose aisée. Qui résisterait aux charmes ravageurs d’une bombe ?

Je n’avais que l’embarras du choix. Des pédagos, j’en avais à gogo. Le docte aréopage du lycée comptait moult fringants gaillards qui n’eussent point rechigné à sauter hardiment le pas… et la veuve éplorée.

Mais au diable les intellos ! J’en avais soupé des cuistres, des messieurs je-sais-tout, des illuminés de la pédagogie, des bourrins chevillés à leur stylo rouge, des pleurnichards, des gueulards, des lèche-bottes… et j’en passe.

Pour m’envoyer en l’air sans prise de tête ni mièvres roucoulades, je jetai mon dévolu sur l’ami d’enfance de ma défunte moitié. Lucien, ou si vous préférez « Lulu » pour les intimes, un employé de banque falot et propret,à la face pouparde. Avec lui,  la chose  serait vite expédiée.Sans chichis ni stériles envolées. Inutile pour moi de sortir le grand jeu et ce qui va avec  – battements de cils, sourires aguicheurs, frétillements des seins et des fesses, minauderies…  – puisque du vivant de « son pote », mon Lulu lorgnait déjà sans vergogne, l’œil égrillard, les appâts de l’épouse, allant jusqu’à flatter en douce d’une main baladeuse sa croupe onduleuse.

L’idéal pour un petit coït plan-plan, in vulgar parlance : un « plan cul » !

J’ai couru illico au guichet de la banque où mon futur compagnon de débauche officiait en costard-cravate, la mine gourmée et solennelle.

Nous ne nous étions pas revus depuis les obsèques.

« Salut Lulu !  ai-je lancé, toute guillerette.  Ses grosses joues d’angelot baroque ont viré à un rouge à rendre jalouse une poêlée d’écrevisses.

J’aimerais tant parler d’Hector. Avec quelqu’un qui comme  toi savait l’apprécier à sa juste valeur, un ami intime quoi. Que dirais-tu d’une petite dînette chez moi, ce soir ? »

Le double menton a tressauté, un éclair libidineux s’est allumé dans ses petits yeux porcins et il a accepté sur le champ l’alléchante invite.J’ai quitté la banque, abandonnant à son guichet mon gros Lulu en transe.

Je suis vite rentrée à la maison préparer notre tête-à-tête d’amoureux. J’avais hâte de me faire belle, de me sentir à nouveau désirable. Je me prélassai dans un bain odorant et parfumai mon corps de capiteux effluves. Puis, à l’aide d’une armada de houppettes, crayons, crèmes et fards, je tentai d’effacer du deuil le sépulcral outrage.Une heure après, la psyché me renvoyait l’image d’une envoûtante créature propre à expédier illico presto saint Antoine aux enfers ! Ensorcelée, je goûtais avec malice les délices de Narcisse ! Légère et dévêtue, j’exécutai quelques gracieux entrechats devant le miroir, sous le regard un tantinet moqueur du cher disparu, figé à jamais tel qu’en lui-même enfin dans un lourd cadre aux dorures tarabiscotées, accroché au-dessus du lit conjugal. Je lui décochai une œillade coquine avant d’enfiler en souplesse le déshabillé noir, arachnéen qui ne manquait jamais d’éveiller ses ardeurs polissonnes.

 Ha, ha ! On va voir si la paire de cornes ne va pas effacer ton sourire béat !  lui susurrai-je avec une mimique canaille.

À 8 heures tapantes, un Lucien bien léché, gominé et parfumé comme il se doit quand on s’apprête à honorer la sémillante veuve de son meilleur ami, déposait à mes pieds un énorme bouquet de roses cramoisies  –  Mignonne, allons voir si la rose  –  et sur mon front un bécot baveux fleurant le stupre !

Une heure et demie plus tard, après un dîner copieux et dûment arrosé, le même Lucien quelque peu émoustillé montait dans le lit de l’ami de cœur dont il venait de prononcer avec brio  un panégyrique à enfoncer le funèbre Bossuet.

Lascive, je ronronnais d’aise dans l’attente des assauts de ce vaillant matamore qui, bombant son torse gras et velu, exhibait fièrement les attributs dont j’allais devenir le sujet.

Je levai les yeux vers le portrait. Ma tendre moitié contemplait la scène, son éternel sourire aux lèvres…

 Attention, Hector ! À vos cornes…prêt…

 

Avec lard… et la manière, Lucien, flamberge au vent, passa à l’attaque.

Et c’est alors qu’Hector condescendit enfin à se manifester, ou plus exactement, il descendit séance tenante.

Le portrait se décrocha d’un coup.

Mon Hector, tout sourire, vint frapper la nuque du faux frère,rebondit allègrement sur ses jambons dodus pour atterrir avec fracas au pied du lit. Lucien s’effondra avec le grognement d’un cochon qu’on mène à l’abattoir. Je repoussai avec dégoût les chairs flasques répandues en une gélatine rosée sur le drap de soie, le groin tordu dans une grimace grotesque, les deux prunelles vitreuses fixant bêtement les moulures du plafond.

Dans son cadre, le visage de feu mon époux, qui venait d’expédier ad patres le coucou qui squattait son nid, s’élargit en un sourire carnassier et moqueur, avant de me gratifier d’un clin d’œil complice.

Sans corne ni trompette, Hector avait quitté ses béatitudes célestes pour me faire le petit coucou promis. Et dans son fulgurant retour sur terre, il avait même fait d’une pierre deux coucous !

@Copyright 2022 Edmonde PERMINGEAT