Coup de Cœur de la Bibliothèque
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Tombé du ciel

de Valérie CRUCHET

Ce fut comme une pulsation au tréfonds de son crâne, à peine une minuscule lueur au milieu de l’obscurité, suivie par un étourdissant et tumultueux tourbillonnement de pensées. Le Commandant Charles Rüppel comprit qu’il venait de reprendre conscience. Il eut le temps de songer avec soulagement qu’il était toujours vivant et le regretta presque instantanément tant son corps était pétri de douleur. Pas une parcelle de son être n’était épargnée, c’était intolérable. Un poids énorme lui écrasait la poitrine et chaque respiration lui brûlait les poumons. 

« Merde ! C’est grave… » se dit-il avant de sombrer de nouveau dans un sommeil salvateur.

 

Sa léthargie fut peuplée de rêves confus où se mêlaient fantasmagories et lambeaux de son existence. Il se revoyait à l’âge de cinq ans, le nez en l’air à la fenêtre de sa chambre, scrutant le carré de ciel bleu qu’un A320, dans une lenteur feinte, venait de barrer d’une traînée de condensation. C’était ce jour précisément qu’était née sa passion, son obsession. Charles voulait voler ; plus encore, il désirait explorer l’immensité des cieux, il brûlait de sonder l’infini de l’espace, de chevaucher les étoiles. Il se souvenait de son premier vaisseau spatial construit avec des cartons, agrémenté de coussins et d’un manche à balai pour piloter ; il en avait passé des heures à s’inventer des aventures dans d’extraordinaires voyages interstellaires. Il se remémorait ses toutes premières observations au télescope, offert par ses parents pour son onzième anniversaire. La Lune brillante de toute sa splendeur, offrant une vision spectaculaire de ses reliefs et de ses cratères, les anneaux de Saturne, les bandes gazeuses et les satellites de Jupiter, les calottes polaires de Mars, la grande arche opaline de la Voie Lactée avec son fourmillement d’étoiles et les nébuleuses fantomatiques ; que de merveilles pour ses jeunes yeux avides et fascinés…

 

Que s’était-il passé ? Le reste de l’équipage avait-il survécu ? Charles émergea de nouveau en grimaçant de douleur, il était conscient d’être dans un hôpital, l’odeur aseptisée ne laissait pas de place au doute. Il sentait une sonde nasale à oxygène lui pénétrer les narines et sa gorge irritée           – probablement par une intubation – rendait pénible chaque déglutition. Il ouvrit les yeux en battant des paupières mais tout ce qui l’entourait était flou, il ne distinguait qu’une juxtaposition de taches colorées et brumeuses. Sans doute sédaté pour endormir ses douleurs, il était sans force, incapable ne serait-ce que de porter ses mains jusqu’à son champ de vision. Il essayait de toute la force de sa volonté mais rien à faire. Pourtant l’aspect de ses mains lui aurait fourni un précieux indice sur son état de santé. Il tenta de bouger prudemment, au moins tourner la tête, sans succès. Il lutta contre un moment de panique, une effroyable idée : tétraplégie ? Il se ressaisit aussitôt, il n’était pas homme à perdre son sang-froid ; il ne pouvait être paralysé, les fulgurances de douleurs qui parcouraient son corps en étaient la cruelle preuve. Il se sentit rasséréné par cette maigre consolation et ne put lutter plus longtemps contre la torpeur qui l’envahissait de nouveau. Il céda, rassuré, au moins ses capacités cognitives étaient intactes.

 

Armé d’une volonté farouche, le Commandant Rüppel avait tout réussi. Son baccalauréat scientifique à dix-sept ans, son diplôme d’ingénieur en aéronautique à vingt-trois, pilote de ligne à vingt-cinq ans, il en avait à peine trente en rejoignant le Corps européen des astronautes, retenu avec cinq autres de ses camarades parmi douze-mille candidats postulants. Il avait suivi de longs programmes d’entraînement et d’apprentissage aux quatre coins du globe, en Allemagne, en Russie, aux États-Unis et effectué une myriade d’exercices de survie et de simulations. Il avait subi une préparation physique et mentale intense. Son corps et son esprit avaient été forgés, préparés, conditionnés à toutes les situations, tous les événements prévisibles, tous les scénarios imaginables mais aussi les plus inattendus. Il avait été mesuré, pesé, scanné, analysé, examiné, malmené dans une centrifugeuse, où il avait entraîné son corps à encaisser des accélérations croissantes jusqu’à 9g. Il ne pratiquait pas moins de cinq heures de sport par semaine et parlait six langues. Il avait finalement été choisi par l’Agence Spatiale Européenne pour rejoindre l’équipage de la première Station spatiale internationale, dans le cadre d’une mission de six mois. Puis il prit le commandement, quelques années plus tard, de la seconde ISS, Lunar Gateway, qui évoluait elle, autour de la Lune. C’était lors de son retour sur terre, avec quatre autres astronautes, qu’un incident s’était produit.

 

Charles reprenait conscience par intermittence, la douleur devenait plus supportable grâce aux drogues qu’on lui injectait. Sa vision s’améliorait également même si les formes qui l’entouraient restaient vagues. Il devinait des visages derrière des masques chirurgicaux qui s’affairaient autour de lui. Des voix lui parvenaient mais il distinguait mal le sens des sons qu’il entendait, cependant il en saisissait toute la compassion, l’empathie et la bienveillance dont elles étaient empreintes. Il avait réalisé qu’il se trouvait dans une sorte de caisson hyperbare aux parois transparentes. Son esprit affûté ne pouvait s’empêcher d’émettre des suppositions. Si on l’avait placé en chambre de décompression, il avait probablement fait une embolie gazeuse. Mais ce genre d’incident arrivait le plus souvent lors de sorties extravéhiculaires et non lors d’un retour dans l’atmosphère. À moins qu’il ne souffre de brûlures graves, les caissons étaient aussi utilisés dans ce cas pour améliorer une cicatrisation difficile. Le Commandant en déduisit qu’un problème avait dû surgir sur le bouclier thermique du module ; sauf qu’il n’avait aucun souvenir de la phase de descente, et c’était pourtant la partie la plus "rock and roll" du voyage. Difficile d’oublier une décélération qui passe de vingt-huit-mille à huit-cents kilomètres heure en une poignée de minutes, dans un engin de deux tonnes encaissant une température extérieure de mille-six-cents degrés. La reprise de contact avec la gravité était toujours brutale et fournissait des sensations suffisamment intéressantes et stressantes pour être inoubliables. Rüppel fouillait sa mémoire, il avait la désagréable impression qu’elle s’étiolait en lambeaux de brouillard insaisissables, comme un rêve qu’on tente de retenir, mais qui disparaît malgré tous nos efforts au petit matin. Une irrépressible et irrationnelle sensation d’urgence l’étreignait, un impérieux besoin de comprendre avant qu’un inéluctable événement ne survienne. Ce n’était pas l’éventualité de son décès dans cette chambre d’hôpital, loin de tous ceux qu’il aimait, qui l’effrayait ; dans son métier on était préparé à mourir. Non, quelque chose d’impalpable lui soufflait qu’un temps limité lui était accordé et il sentait confusément que le compte à rebours avait commencé.

 

Il se repassait en mémoire son départ de Lunar Gateway. Son excitation à l’idée de son retour à la maison, la cérémonie de passation de pouvoir à son successeur, le sympathique Commandant Mushu Lóng, les adieux et les embrassades dans la station, la fermeture de l’écoutille, le désarrimage, la mise en marche des systèmes de propulsion, tout avait parfaitement fonctionné selon les procédures. Charles se serait bien agité d’agacement si son corps le lui avait permis. 

 

« Fais un effort ! Il faut que tu te rappelles… »

 

Il se revoyait avec ses compagnons harnachés à leur siège revêtus de leur combinaison, engoncés les uns contre les autres dans l’étroit habitacle. Le contrôle au sol venait de leur donner l’ordre de corriger leur trajectoire d’entrée dans l’atmosphère. Ils effectuèrent manuellement quelques ajustements et réduisirent leur vitesse. La manœuvre consistait à positionner le module dans le bon angle et à une vitesse optimale pour effectuer leur désorbitation. Une pente trop abrupte aurait pour effet d’amorcer une descente balistique, plus périlleuse et plus éprouvante, ou pire, un effet ricochet qui les aurait fait rebondir vers l’espace. En fait, l’appareil devait suivre une trajectoire similaire à celle d’un surfeur porté sur une vague. À cent-quarante kilomètres de la Terre, il ne restait plus que cinquante-cinq minutes avant de toucher le plancher des vaches, la phase de séparation débuta. Le vaisseau se séparait en trois pour laisser seul le module de descente atteindre l’atmosphère. L’impression saugrenue que quelqu’un donnait des coups de masse à l’extérieur était normale durant cette opération ; tout se déroulait donc pour le mieux. Et soudain, sans qu’aucune des alarmes qui pullulaient dans la capsule ne se mette à hurler, sans qu’aucun des voyants lumineux du tableau de bord n’émette le moindre scintillement, sans qu’aucun des cinq passagers n’ait eu le temps de pousser un seul cri, Charles et ses camarades furent arrachés de leur siège et éjectés dans l’espace avec une force et une vélocité qui dépassaient tout ce qui était imaginable. La capsule venait de s’ouvrir en deux aussi facilement qu’une coquille d’œuf. Pas de douleur, nulle souffrance ; juste la fugace et vertigineuse sensation d’être aspiré dans une sorte de vortex à une vitesse inouïe, puis plus rien. Le noir, le néant, le vide, pas l’once d’une étincelle de conscience ou même d’inconscience d’être encore un être pensant.

 

Le cerveau de Rüppel était en ébullition au souvenir de ces événements. Comment pouvait-il être encore en vie ? C’était tout simplement impossible. Il n’avait pas pu faire une entrée dans l’atmosphère vêtu d’une simple combinaison spatiale ; il se serait consumé comme un insecte au contact d’une flamme et aurait rejoint la Terre à l’état de cendres. Aurait-il pu flotter dans l’espace comme un ballon de baudruche, avant qu’une mission de secours ne soit envoyée pour le récupérer ? Ridicule. Tout d’abord parce que les moyens techniques actuels ne permettaient pas ce genre d’intervention et quand bien même, l’espérance de vie d’un homme dans l’espace sans scaphandre serait approximativement de quatre-vingt-dix secondes. En toute logique Charles Rüppel aurait dû mourir. Et pourtant il était là, étendu dans cette chambre, pas au meilleur de sa forme certes, mais bien en vie. Il sentait son cœur battre dans sa poitrine, pas toujours de manière régulière c’est vrai, mais il battait. Il respirait, pas sans difficultés, mais il sentait bien sa poitrine se soulever, c’était une réalité, il avait bien survécu à cet épouvantable accident. Il ne pouvait pas encore expliquer pourquoi ni comment, mais il finirait bien tôt ou tard par comprendre ce qui lui était arrivé. Ses questions obtiendraient des réponses, il en avait la certitude. Charles était un homme pragmatique, l’essentiel maintenant était de se concentrer sur sa guérison et il comptait bien mobiliser toute sa volonté de fer pour y parvenir.

 

Étrangement, plus le Commandant Rüppel se sentait reprendre des forces, plus sa mémoire lui faisait défaut ; il devait faire des efforts surhumains pour se rappeler qui il était. Il soupçonnait les puissants antalgiques d’en être la cause. Les pertes de mémoire n’étaient pas rares en cas d’absorption massive et régulière d’opioïdes. Il voyait de mieux en mieux aussi, il percevait maintenant les machines branchées autour de lui et leurs clignotements incessants. Un beau matin, ou peut-être était-ce un soir, il distingua clairement le visage d’un médecin penché au-dessus du sien. C’était une jeune femme, elle avait de beaux yeux noirs et ses cheveux bruns étaient retenus par une charlotte de papier, elle souriait derrière son masque et prononçait des mots plein de douceur et d’encouragement. Il avait lui aussi envie de lui sourire. À ce stade, il avait renoncé à toute forme de raisonnement, il était envahi par un sentiment de bien-être et de félicité qui frôlait l’extase. Il se sentit soulevé comme une plume hors de sa couche, une sensation de froid le saisit et il flotta un court instant dans l’espace, puis, de nouveau, cette impression de quiétude, de chaleur et de sécurité. Les yeux grands ouverts, il observait autour de lui. Qui était ce couple derrière une vitre qui le regardait d’un œil humide en souriant avec tendresse ? Il croisa son propre reflet superposé sur les visages des deux inconnus. Il comprit.

***

 

Le Docteur Deborah Rosenberg, éminente pédiatre en néonatologie au prestigieux Hôpital Sainte-Victoire, s’avança en serrant dans ses bras son précieux fardeau, symbole d’une nouvelle réussite pour son équipe. 

« Regardez, Monsieur et Madame Guerin, il n’a plus besoin de couveuse maintenant votre petit Antoine ; il est fort comme un lion. Je n’ai jamais vu un petit prématuré avec une telle rage de vivre. Il est sorti d’affaire maintenant. Il pourra très bientôt rentrer à la maison… »

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