Coup de cœur

D'ombres et de flammes

de Paul Cumin

La lourde pluie balayait la terre battue et les crottins déjà séchés sur le pavé. Les effluves qui se dégageaient des gouttes frappant le sol se mêlaient à celles des poutres vrillées et des cuirs de souliers.

L’homme replet qui me servit du vin d’épices était mon hôte depuis une semaine. J’eus la chance de pénétrer dans la cité quelques jours avant l’arrivée du régiment ennemi et du début du siège. Les portes de la cité étaient closes jusqu’à nouvel ordre.

J’avais déjà séjourné dans la forteresse sur la colline.

J’y arrivais toujours par l’est, là où aujourd’hui sont plantées les tentes ennemies. La cité se dressait fière sur son rocher. Elle régnait bienveillante sur la vallée de la Nacre. Coiffée de tours et de clochers, cintrée d’un épais ruban taillé dans le granit, ses hanches plongeaient à pic jusqu’à se faire caresser par les méandres de la rivière.

J’entamais ma descente boisée sur le flanc voisin, et pouvais distinguer les voix des ouvriers qui déchargeaient les gabares aux voiles blanches en contrebas.

Arrivé à bord de rive, il me fallait affronter l’agitation d’un port prospère, traverser le pont et ses six arches, afin d’arriver aux pieds de la belle et de sa rue pavée qui drague les hommes et les bêtes en son cœur.

L’escarpement était encombré et émaillé de hautes maisons étroites ; le plus souvent, demeures des artisans les moins fortunés de la cité.

À mi-chemin, l’étau se resserrait. Le mur d’enceinte cyclopéen transperçait la rue, tout en arquant ses formes pour y laisser passer le flot bruyant et ininterrompu qui se déversait au sommet dans les venelles de la cité.

La porte claqua et rota un vent tiède dans la pièce enfumée. Maréchal dégagea sa cape et découvrit un visage brun et buriné par les éclats de fer ardents. On l’appelait ainsi car il chaussait les chevaux aussi bien qu’il cerclait les tonneaux. Après avoir jeté un coup d’œil dans la salle à moitié vide, il prit place à la grande table à quelques mètres de moi. L’hôtelier le servit sans demander et engagea la discussion avec l’artisan.

Le sujet abordé était inévitable. Les deux notables pestaient corps et âme sur les méfaits d’un siège pour l’économie, tout en louant les remparts de la ville, réputée imprenable. Maréchal insista :

« Même un trébuchet ne peut transpercer le mur. Il est plus épais que le cuir d’un bœuf. »

L’hôtelier acquiesça :

« Et puis, on dit que l’armée du duc est en marche. Il sera là dans quelques jours !

– C’est une question de temps ! » renchérit Maréchal.

La pluie cessa. Je rejoignis ma chambre à l’étage et m’étirai dans ma couche. Les nuages firent place à une lune pleine qui éclairait les lattes de chêne à mes pieds. Au travers de la vitre opaque de la fenêtre, je la distinguais. Majestueuse, campée sur son tertre, dominant la ville et la vallée. La Basilique soutenue par ses arcades et ses colonnes, s’élevait dans un ciel noir, piqueté d’étoiles vagabondes.

 

Je me réveillai aux Laudes, alors que le soleil caressait l’horizon derrière la Basilique, de l’autre côté de la vallée. L’astre arrosait de lumière le campement sur la colline voisine et réchauffait rapidement les pierres de l’enceinte. Je m’habillai et quittai l’auberge. Les rigoles étaient encore humides et l’air déjà chaud. Je longeai le nord de la nef pour atteindre le cimetière enclavé entre la maison de Dieu et le chemin de ronde. Je naviguai dans les hautes herbes, évitant les tombes anciennes pour finalement accéder à l’escalier qui me menait sur les remparts. La vallée resplendissait. On n’aurait pu imaginer plus glorieux écrin. Les hommes du Prévost paradaient nonchalamment sur la muraille, observant les tabards rouges au loin. Les sourires narquois des gardes trahissaient un excès de confiance. Ils étaient assurés de leur sécurité, protégés par les fortifications naturelles et artificielles. Au-delà de l’épaisse muraille et de la falaise, les marais visqueux plus au sud empêchaient toute tentative d’incursion par des chevaux ou des hommes en armures.

J’éprouvais, malgré leur ignorance et leurs certitudes, une affection profonde pour ces hommes. Ils me rappelaient ce capitaine ventripotent à l’accent terrible que j’avais rencontré sur la route quelques jours avant d’arriver ici. Comme lui, ils étaient aveuglés par des valeurs désuètes et absurdes. Obsédés par l’honneur et la loyauté pour certains, par la piété pour d’autres. Mais ni la dignité, ni Dieu ne remplissent un estomac vide.

Ces pensées soudaines me mirent en appétit et je retournai sur mes pas, porté par le bruissement du vent dans les saules.

Je flânais dans la ville, contemplant l’innocence de ses enfants et l’insouciance des jeunes filles. J’appréciais l’osmose entre l’organique et le minéral, le contraste entre la gravité des pierres taillées et la légèreté du vivant. Si je n’avais pas été un voyageur, j’aurais pu m’installer ici et devenir un rouage de l’œuvre que l’on joue dans ces murs. Je lui resterai tout de même fidèle et reviendrai la contempler au gré de mes pérégrinations.

Pour l’heure, je rejoignis ma chambre et attendis. Les nuages couvraient la lueur de la lune et les chiens sillonnaient les rues. À pas de velours, j’esquivai les quelques hommes du guet et leurs molosses pour rejoindre la rue descendant au port et trouver la grande porte close. J’observai dans la pénombre. Comme attendu, la sentinelle se trouvait sur la porte, scrutant la rue en aval ; derrière lui, la cloche qui permettait de donner l’alerte.

Je caressai le bois et la corde tendue de l’arbalète dissimulée sous ma cape. La sentinelle se retourna, paniquée, et se rua vers la cloche. Le carreau frappa la cible en pleine gorge. L’homme chuta lourdement de son poste d’observation, se brisa les os dans un bruit sourd. Délicatement, j’empruntai la clef et le carreau à son cadavre et pénétrai la serrure de la porte attenante à la herse.

Le capitaine obèse poussa la porte délicatement et me sourit. Sans un mot il me tendit une bourse pleine que je saisis. Je longeai la cohorte de soldats s’apprêtant à violer la belle endormie. Au pas de course, je gagnai le port puis la rive opposée et enfin le plateau faisant face à la cité.

 

J’admirai une dernière fois la forteresse sur la colline. Parée de flammes et d’ombres, implorante, elle était plus belle que jamais. 

@Copyright 2019 Paul Cumin