Coup de cœur

La langouste

de Stanislas Finzo

Romarin était du genre rêveur. Et comme tous les rêveurs il se fichait un peu des aléas du quotidien, des rentrées d’argent comme des sorties de secours. C’est pour ça qu’il avait laissé la brèche qui se trouvait dans le mur de son salon s’agrandir. Au début, ce n’était qu’une petite fente de rien, à travers laquelle on ne voyait pas grand-chose de ce qui se passait au-dehors. Puis la fissure s’était agrandie avec le temps. Rien n’est immuable, on le sait bien. Et au lieu de la boucher tout de suite, ce qui l’aurait sûrement fait disparaître, Romarin la laissa pousser. Il était même fasciné de la voir s’élargir, un peu comme l’aurait fait une feuille de palmier sous les tropiques. Bientôt, elle devint une belle brèche, et ce qui devait arriver arriva. Un matin, il trouva une langouste dans son salon. Elle avait dû passer par là, ça ne faisait aucun doute. C’était une langouste de bonne famille cependant, pas une de ces langoustes de rien qui fument leurs deux paquets de cigarillos par jour. Non, celle-ci avait l’haleine fraîche, ce qui plut à Romarin, et il décida de la garder. Il voulut l’installer dans un bel aquarium, en plein centre du salon. Il aurait été ravi de voir sa jolie tête dure sortir hors de l'eau, mais la langouste préféra le fauteuil sous la fenêtre. L’eau, elle en avait par-dessus la tête. Il pouvait rester ainsi des heures à l'observer, ses pensées flottant librement dans l'atmosphère bien aérée de son appartement – grâce à la brèche. Affalé sur le canapé, Romarin ne faisait plus rien d'autre que la regarder et par conséquent ne sortait quasiment plus de chez lui. Ses amis l'appelaient au téléphone, mais il ne répondait pas. La télévision diffusait un film intéressant, mais il ne le regardait pas. Le ciel au-dehors se parait de couleurs savoureuses, mais il ne les voyait pas. Plus rien ne comptait dans sa vie que cette langouste qui s'appelait Carmen.

« Tou né pé pas régarder oun po kekchose d'autré qué moi ? » lui dit-elle, finalement un peu gênée par le poids de ces regards insatiables.

– Tou n'en a pas assez dé faire rien ? ça sérait plouss mieux qué tou visite tes amigos, no ? »

 

Mais Romarin, ça ne lui disait rien de faire autre chose que de la regarder dans le noir de ses petits yeux ronds. Surtout maintenant que Carmen s'était mise au français, qu'elle ne réussissait à prononcer qu'avec un fort accent de son pays d’origine, mais il faut être indulgent. Une langouste qui parle, c'est déjà bien. Un soir, Romarin s'était fait couler un bain. Il aurait bien aimé que Carmen partage avec lui ce moment de détente mais, alors que pour sa part il aimait l'eau bien chaude, la langouste, elle, détestait ça. Ça lui donnait des angoisses. Elle se voyait déjà dans une casserole, au court-bouillon, et elle avait donc refusé catégoriquement de rentrer dans la baignoire. Puis le téléphone s'était mis à sonner. Comme Romarin était en train de mijoter à l'autre bout de l'appartement et que, de toute façon, il ne décrochait plus, c’est elle qui avait répondu. C'était Mathilde, une amie de Romarin. Surprise d'entendre une inconnue lui répondre, Mathilde avait commencé à poser des questions, à savoir : à qui avait-elle l'honneur, et peut-être même, le déshonneur… Car Mathilde était secrètement amoureuse de Romarin. Carmen ne savait pas trop quoi faire. Répondre en disant la vérité, donc qu'elle n'était qu'une simple langouste, ça n'aurait pas marché. C'était quand même difficile à croire, surtout avec cet accent inimaginable pour un crustacé. Au lieu de cela, elle répondit à Mathilde qu'elle était une cousine très éloignée et qu'elle était passée chez Romarin pour y mourir en paix, car elle était atteinte d'un cancer en phase terminale qui l'empêchait de rester trop longtemps au téléphone. D’ailleurs, elle devait raccrocher, ce qu'elle fit. Le téléphone sonna encore une fois. Devinez ? C’était Mathilde.

« J’arrive tout de suite ! », dit-elle, et cette fois c’est elle qui raccrocha. Puis, tout propre et parfumé, Romarin vint pour s'installer dans son canapé favori. Il avait mis une cravate incrustée de coquilles d’huîtres pour plaire à la langouste mais celle-ci ne sembla pas le remarquer. Elle lui parla plutôt du coup de téléphone, et de ce qu'elle avait raconté à Mathilde.

« Bon sang, s'écria Romarin dans tous ses états, elle va débarquer ici, c'est sûr.

– Yé connfirme.

– Et avec cette brèche, on peut rentrer ici comme dans un moulin.

– Ça c’est sour.

– Pourquoi lui as-tu dit que tu étais mourante aussi ? Mathilde adore assister aux derniers instants des gens qui vont mourir, c'est sa passion. Je sais, ça paraît bizarre, mais elle passe tous ses week-ends dans les hôpitaux pour voir s'il n'y a pas quelque moribond dont elle pourrait s'occuper. Ça part d'une bonne intention, et c'est vrai que quand elle leur chante sa petite chanson, ça les aide à partir plus vite vers un monde meilleur, ces pauvres gens.

– Sa pétite cannsonn ? Ma qué cannsonn ?

– Il suffit qu'ils l'entendent une fois et couic ! Les voilà dans l'au-delà. Ça vient du fait qu'elle chante terriblement faux. Elle, elle pense leur faire un cadeau. La musique adoucit les morts, comme on dit. Mais finalement, ils ne meurent pas dans des conditions si agréables que ça, et ils ne peuvent même pas se plaindre, car leurs gémissements sont couverts par cette voix détonnante. Mais rassure-toi, ça ne marche pas quand on est en bonne santé. Dans ce cas, on a juste envie de se cacher sous un oreiller ou de l’étrangler, c'est tout.

– Bueno, yé mettrai ma cabessa sous l'eau quand elle arrivéra, t'inquiète pas, y'entendrai rien di tout.

– Mais moi je ne veux pas qu'elle vienne ! Mathilde est secrètement amoureuse de moi, tout le monde le sait ! Et si je l'épouse, alors finies mes journées à me prélasser, tu peux me croire. Elle voudra que je trouve un travail et que je bricole dans l’appartement. »

Ça serait peut-être pas plus mal, pensa la langouste. Bizarrement, elle perdait son accent quand elle pensait. Romarin était hors de lui et marchait nerveusement de long en large, en ruminant des phrases sans suite. Carmen ne l'avait jamais vu dans cet état.

« Si tou né veux pas la voir, finit-elle par lui dire, allons faire oun pétit tour, hmm ? Tou pourrais mé faire visiter lé quartier, no ? »

 

C'est que Carmen avait cru se tasser, à force de rester dans ce fauteuil qui s'avérait trop mou pour elle, en fin de compte. Il lui fallait absolument faire un peu d'exercice. Et comme Romarin réalisait à quel point la situation devenait critique, bon gré mal gré il se résigna à partir de chez lui avec la langouste. Il lui avait attaché un ruban autour du cou, et la tenait comme on tient un chien pendant la promenade, pour ne pas risquer de trop se faire remarquer.

« Essaie de lever la patte de temps en temps, lui avait conseillé Romarin, les gens te prendront pour un teckel. »

 

De son côté, la langouste avait vite pris goût à fureter en zigzaguant sur les trottoirs et jouait son rôle de chien sans qu’elle se fasse prier. Comme elle était plutôt douée pour les langues, elle tenta même quelques jappements pour parfaire le tableau. Mais il faut avouer que ça ressemblait plus au son d’un fusil de chasse qu’à l’aboiement du limier qui va avec. Ils quittèrent bientôt les faubourgs encombrés de la ville pour des quartiers plus verts, et ils entrèrent dans un parc où il était écrit sur une pancarte que les chiens étaient admis. Il n’y avait rien de marqué à propos des langoustes, mais tant pis. Romarin entra quand même. Il défit le nœud du ruban qui maintenait Carmen captive, et il la laissa gambader comme elle voulait. Il avait même pris soin d'emporter une balle pour la faire jouer. La langouste était aux anges. Elle appréciait le grand air et sentait ses articulations s'assouplir à force de rapporter la balle que Romarin lui lançait dans les allées du parc. Elle faisait entendre de temps à autre un grésillement d'allégresse.

Voyant son geste prendre de l’assurance, Romarin lançait la balle toujours plus vivement, toujours plus loin. Ils avaient maintenant atteint un endroit du parc un peu plus vallonné, formant comme une petite cuvette où un grand étang calme reposait, reflétant le blanc du ciel. Au milieu, une petite île toute noire était encore fumante des restes d’un barbecue qu’avaient fait les écrevisses qui vivaient là. L’étang était aussi bordé par d'élégants roseaux, comme si de grands cils verts cernaient un œil de géant. La balle était tombée non loin de là, derrière un bosquet de plantes grasses. C'est dans leur ombre charnue qu'était caché Jean-Jules.

 

Jean-Jules était un petit malfrat qui avait un casier judiciaire long comme une file d'attente à un concert posthume de Johnny Halliday. Il était passé maître dans l'art de monter des coups foireux qui se retournaient le plus souvent contre lui, ce qui lui valait de réguliers séjours en prison. Mais son intelligence en dessous de la norme avait quand même réussi à imaginer un système minable qui lui procurait un petit revenu régulier, à condition d'être patient. Et la patience, Jean-Jules avait bien compris comment en avoir, depuis qu'il passait la moitié de son temps derrière les barreaux.

Il était bien sûr totalement interdit de chasser dans le parc, et de toute façon Jean-Jules aurait été incapable d'attraper ne serait-ce qu'un hérisson. Mais l'objet de sa convoitise était beaucoup plus commun, et surtout plus facile à capturer : Jean-Jules chassait le chienchien à son pépère – ou à sa mémère – c’était selon. Ou plutôt, il kidnappait les toutous qu'il rendait ensuite à leurs propriétaires contre rançon. Pour cela, il s'arrangeait pour capter la balle que les maîtres confiants lançaient à tour de bras, éprouvant ainsi non seulement la docilité de leur animal, mais aussi leur propre adresse à contrôler la trajectoire de leur projectile, censé leur revenir ensuite comme un boomerang grâce à la motricité canine. Sauf qu'à cet endroit précis du parc les choses ne se passaient pas selon les lois élémentaires de la physique. Un ancien cimetière inca était enfoui là, sous quelques mètres de terre, et cette présence funèbre était la cause présumée de plusieurs phénomènes surnaturels. Des promeneurs, sobres pour la plupart, avaient été victimes d'hallucinations ; des carpes de l'étang étaient venues s'échouer sur la rive en murmurant des mots dans une langue inconnue (néanmoins, ce témoignage-là avait été rapporté par les moins sobres des promeneurs mentionnés plus haut) ; une sorte de barbu sale et affublé d'une robe de bure avait été aperçu en train de marcher tranquillement sur la surface de l'étang, bien que ce dernier fut profond d'au moins 250 mètres ; enfin, la trajectoire des baballes que lançaient les maîtres à leurs chienchiens était immanquablement déviée vers un certain buisson de plantes grasses, celui-là même où Jean-Jules se tenait à l'affût. Immanquablement, le projectile était donc attrapé par lui, et le chien qui le suivait de près, aussi. La petite ordure scotchait ensuite une lettre anonyme à la baballe et la renvoyait d’où elle était venue – il scotchait aussi le chien pour être tranquille. Alors le maître découvrait avec horreur qu'il devrait payer une somme d'argent pour retrouver son animal favori. Le paiement en trois fois était néanmoins possible, Jean-Jules ayant conservé quelques restes des études en marketing qu’il avait abandonnées. La lettre était écrite dans un espagnol approximatif, pour brouiller les pistes. Le temps que la victime fasse la traduction, ça différait un peu le premier versement, mais c'était quand même moins risqué de procéder comme ça, enfin, selon Jean-Jules bien sûr. Souvent, les propriétaires ne payaient pas un centime, bien contents de se débarrasser enfin de leur usine à crottes. Ce qui fait que Jean-Jules hébergeait chez lui toute une petite meute qui lui coûtait fort cher à nourrir, et ses besoins d’argent augmentaient. C’était un vrai cercle vicieux.

Ce jour-là, quand Jean-Jules attrapa la baballe lancée par Romarin, celle-ci ayant donc été déviée de sa trajectoire par le phénomène paranormal dont on a parlé, il fut bien surpris de voir que l'animal qui déboula à sa suite n'avait ni poils, ni babines baveuses, mais plutôt des antennes, beaucoup plus que quatre pattes et une carapace chitineuse. Quand son rouleau de scotch était épuisé, Jules n'avait qu'une solution pour neutraliser les chiens qui se précipitaient aveuglément dans le buisson de plantes grasses : les endormir à l'aide d’une seringue hypodermique qu'il leur plantait dans le gras. C’était le cas ce jour-là, il venait de terminer son rouleau pour le chien précédent. Or, avec la langouste, évidemment, ni gras ni couenne. Une fois sa surprise passée, il tenta de piquer l'animal, mais l'aiguille ripa sur l'épaisse carapace sans faire aucun trou. La chose se révélait donc bien plus compliquée à faire que d’habitude, voire impossible. Les yeux fous, la sueur au front, Jean-Jules ne voulait pourtant pas s'avouer vaincu.

« Foutrebleu ! Voilà un animal qui sort de l'ordinaire », pensa-t-il. Précisons qu’il n’avait jamais vu de langoustes, car il avait eu une enfance difficile. La notion même de crustacé lui était étrangère.

« C'est sûrement une espèce très rare. Je vais pouvoir doubler la rançon si j'arrive à l'attraper. »

C’était sans compter avec l’agilité de Carmen, qui arrivait à marcher en crabe. La langouste, aussi mobile qu'un œuf sur une assiette tenue par un parkinsonien, lui jeta un regard plein d’incompréhension. Il essaya encore de planter son aiguille, sans succès.

« Ma, qu'est-ce qué vous faites, dit alors Carmen qui avait retrouvé sa voix de chèvre ibérique, vous êté fada ? Vous allez finir par mé faire dou mal ! Yé souis doure à couire, ma quand même ! »

Jean-Jules se pétrifia de surprise. Un animal avec des antennes et une carapace, soit. Un animal qui parle, soit encore. Mais qui parle avec l'accent espagnol ! Le cerveau de Jean-Jules ne fit qu’un tour. Il écrivait ses lettres en espagnol sommaire, l’animal à peau dure parlait en espagnol sommaire et surtout, les incas du cimetière, là, à quelques mètres sous terre, avaient sans doute eux aussi parlé un espagnol sommaire, quand ils vivaient encore en Amérique du sud. Tout cela sentait le complot à plein nez. Pris d’une grande frayeur, Jean-Jules s’enfuit à toutes jambes et décida de reprendre ses études de marketing.

 

Quant à Romarin ? Il en avait assez de la langouste, du parc, et de tout le reste. Laissant Carmen se prendre en selfie avec les écrevisses de l’étang, il rentra chez lui, reboucha la brèche du mur du salon, s’acheta un teckel et épousa Mathilde. Il devint aussi parfaitement inintéressant. 

@Copyright 2019 Stanislas Finzo