Premier prix
et Prix des lecteurs de la bibliothèque de Viroflay

Emmurées

de Michel Toche

Elle m’a encore piqué mon tee-shirt. Fait chier ! Elle en a tout un paquet dans ses placards, mais c’est les miens qu’elle préfère. Je lui ai déjà dit que je déteste que mes copines la voient dans mes fringues mais elle s’en fout. Je crois même qu’elle le fait exprès. Soit elle le fait pour que ça me gave, soit elle ne peut pas s’en empêcher. Soit les deux.

Moi, je ne risque pas de lui prendre ses frusques. Trop nulles ! Les couchers de soleil sur Tombouctou ou Chicago University, c’est naze. Sûr, elle n’a jamais mis les pieds sur une plage hawaïenne ou dans une fac.

Le pire, c’est son odeur qui reste après les avoir lavés. Moi, je la sens. Elle, elle me dit que non, mais moi je respire encore son parfum quand je les remets. Insupportable ! Faut dire qu’elle s’en asperge pas mal avant de sortir. Elle peut mettre la dose, c’est de la daube à deux balles. Je ne sais pas comment font les mecs qui l’approchent. Parce qu’y a des mecs, c’est sûr. Elle n’ose pas les ramener à la maison, elle me connaît. Elle sait que depuis que papa s’est tiré, je n’ai pas envie d’en voir un autre.

Je l’entends rentrer même si elle enlève ses chaussures. La porte grince juste un peu trop. C’est toujours au petit matin. Ça me réveille et je vois le jour derrière les rideaux roulants. Je ne les ferme pas complètement. En vérité, ça me rassure quand je sais qu’elle est revenue. Un dimanche, je ne me suis pas réveillée et quand le soleil est passé entre les trous du rideau, je me suis précipitée dans la chambre. Elle dormait encore. Elle ronflait. J’ai refermé la porte tout doucement et au p’tit déj’, j’ai fait style de rien. Elle avait gardé ma chemise à paillettes dorées pendant la nuit et elle l’avait conservée en se levant. Paillettes tordues, chemise foutue. Je n’ai rien dit. J’avais peur de trop parler. Quand je me mets en colère, j’en dis trop. D’ailleurs, je m’en foutais de cette chemise. Trop voyante. Y’avait que Fabien qui l’aimait bien. Les copines me disaient que ça ne m’allait pas, que j’étais assez jolie comme ça. Alors, je ne la mets plus la chemise aux paillettes tordues.

N’empêche que je n’aime pas qu’elle prenne mes nippes. Dans cinq minutes, elle sera là. Je lui dirai. Parce qu’il n’y a pas que ça. Elle me choure mon dentifrice qui blanchit les dents, mon rouge à lèvres, mes ongles américains … Manquerait plus qu’elle me prenne Fab ! Quand elle lui sourit, il a l’air niais. Alors je lui donne un coup de pied dans la jambe ou je lui pince le bras. Un jour, il a failli crier mais je crois qu’il a compris. Y a des limites !...

Le malheur, c’est que je n’arrive pas à lui en vouloir. Elle m’a dit que son enfance n’avait pas été rose et que si elle avait fait infirmière, c’était pour prouver à ses parents qu’on pouvait secourir les autres. Alors, depuis, elle est dans un camion de don du sang. C’est son taf. Elle enquille jusqu’à douze personnes à l’heure : accueil, sourire, manche, alcool, garrot, piquouze, retrait du garrot, poches, pansement, sandwich, salut. Au suivant. Elle aligne les sachets de sang. On dirait des foies de veau sur l’étalage du boucher. C’est too much ! Y en a qui traient des vaches. Ma mère, elle trait des gens. Enfin, c’est pas vraiment traire. C’est plutôt piquer, avec et sans l’aiguille. Les donneurs donnent et les sangsues revendent. Faut bien payer ma mère et les sanguinaires. Sûr que les gens vampirisés sont consentants : on les nourrit ! Enfin, je me demande si on le fait encore…

 

La clef tourne dans la serrure. Elle rentre. Elle pose son sac sur la chaise.

« Tu es là, ma chérie ?

– ...Où veux-tu que je sois ?!...

– Ta journée s’est bien passée ?

– Comm’ d’hab’.

– Pas de contrôles aujourd’hui ?

– Non.

– Je suis crevée. Je vais prendre un bain avant de ressortir. »

Elle m’a dit tout ça dans le couloir, en enlevant ses pompes qu’elle laisse toujours traîner au milieu. Elle n’a même pas poussé la porte, voir la tête que j’avais. La sienne, je la connais : elle est toujours impeccable. Elle est crevée mais elle va ressortir. On est vendredi. C’est la première fois, le vendredi. D’habitude, on sort toutes les deux le samedi. Séparément, mais on sort toutes les deux. Moi, avec Fab, elle, … je ne sais pas. Elle ne m’a même pas demandé si j’avais prévu quelque chose. Je n’ai rien flairé vu qu’on est vendredi. Là, c’est trop. Je pars à l’assaut de la naïade dans son bassin à bulles.

 

« Je peux rentrer ? » Elle laisse toujours sa porte ouverte. Son corps n’a plus de secrets pour moi. Ça s’avachit un max mais elle se croit toujours potable.

« Vas-y. Je suis dans le bain.

– Alors tu sors ?

– Oui, pourquoi ?

– D’habitude, c’est le samedi.

– Oui mais il n’y a pas d’interdit. J’ai une opportunité, je la saisis.

– Et moi dans tout ça ?

– Toi ? Mais tu fais ce que tu veux ! C’est déjà le cas, non ?

– Oui, mais toi, tu ne fais pas ce que je te demande. Ça fait cent fois que je râle quand tu prends mes affaires pour sortir, quand tu te fais les ongles comme les miens, quand tu utilises mon rouge à lèvres… Tu continues quand même. A partir de maintenant, je te l’interdis ! Tu m’entends ? Tu me pompes l’air !... Et le reste ! Je te l’interdis ! Dès ce soir. Okay ? »

 

Comme la réponse ne vient pas, et devant son visage ahuri qui dépasse de la mousse rose de son bain, je me casse en claquant la porte.

Je shoote dans une de ses godasses qui fait but sous le porte-manteau, contre le mur. Je pousse la porte de ma chambre et je la claque encore d’une talonnade. Je me jette sur le lit et je pleure en silence entre mes deux oreillers. La suite de la soirée, je ne la connais pas. Je pense que j’ai fini par m’endormir. C’est la faim qui me réveille. Il est minuit et demi sur mon portable. Je n’ai pas de message. Je me lève et je vais voir dans la chambre de ma mère. J’allume. Tout est en ordre, les placards fermés, son lit fait, ses pantoufles à pompons au pied de la table de nuit. Elle aurait voulu partir qu’elle n’aurait pas mieux rangé sa chambre. J’éteins.

Je vais dans la cuisine. J’ouvre le pot de Nutella. Je kiffe. Cuillère après cuillère, je surkiffe.

Si elle avait voulu partir, elle aurait emporté ses pantoufles.

Une bonne dizaine de cuillères ! Facile…

Et puis elle aurait tout mis dans une valise.

C’est grave-bon, le chocolat !

Faudra quand même que je checke pour la valise.

Faut que je m’arrête de manger ça. C’est trop bon ! Je referme le pot.

Je trouve la valise. Elle ne s’est pas barrée.

Je vais me coucher. Je guette les bruits. Je finis par pioncer.

Puis un léger tintement de clefs. Je regarde dehors. La nuit est toujours noire. Elle est rentrée plus tôt. J’écoute encore. La porte de sa chambre se referme discrètement. Elle ne passe même pas par la case « salle de bain ». Je me rendors.

Le lendemain, quand je me réveille, j’entends le bruit de la douche. Je vais dans la cuisine et je prends mon p’tit déj’. Comme ça, je ne la vois pas. Je n’ai pas envie de la voir. Alors, je passe mon temps à l’éviter. Un vrai cache-cache. Quand elle sort de la salle de bain, je suis aux toilettes. Dès qu’elle est passée, je me glisse à sa place. J’ai prévu mes fringues. Quand j’ai fini, j’entrouvre la porte et j’écoute. J’entends la vapeur du fer. La voie est libre. Je retourne dans ma chambre. Je mets mon casque, la musique à fond. Allongée sur le lit, je zieute des revues débiles vu qu’hier après-midi, avant tout ça, j’ai fini de bosser pour le collège. Un moment, je vois la porte qui s’ouvre et le ciboulot de ma mère au-dessus des pages de mon mag’. Elle me dit quelque chose, puis le répète en hurlant. Je ne bouge pas. Elle referme la porte. Le repas doit être prêt. Je m’en fous, j’ai encore des relents de Nutella qui me nourrissent.

Je shunte le son. Je vais quand même aller voir. Là, j’entends la porte d’entrée qui claque et un grand silence. C’est clair, elle s’est arrachée. C’est le jour des courses. J’espère qu’elle en profitera pour s’acheter du shampoing, du dentifrice et tout le reste.

Le couvert est mis, le repas au chaud. Purée maison, jambon à braiser. Mon préféré. Elle le sait. J’ai capté : c’est sûr, elle a à se faire pardonner. Il y a même du pain frais. Je mange. Les effluves de Nutella s’éclipsent. Un flan au caramel pour finir. Parfait ! No stress. Je lui laisse sa part. Je ne crois pas qu’elle mangera ce soir. Je la mets au frigo. Je range les couverts dans le lave-vaisselle et je donne un coup d’éponge sur la table. Je regarde par la fenêtre. Il pleut.

Je retourne dans ma chambre. Je m’allonge sur le lit avec mon tél. Je surfe. Fab ne m’a pas laissé de message. On doit se voir ce soir. Je regarde les derniers posts. Ça mate, ça dénonce, ça défonce, ça conseille, ça s’injurie, ça se marre. Carrément, ça craint. Je sens tout d’un coup que ça me gave sévère. Toujours les mêmes, à raconter les mêmes débilités. Il y a un moment que je sens ça. Ils sont vraiment lourds. Même Fab, quand il s’y met…

Ça vibre. J’ai un message de lui. RDV, 19 h. au « Lob ». Après on verra. Je suis crevée. J’ai 4 heures devant moi. Je vais dormir un peu.

Je me réveille. La maison est silencieuse. Mon portable indique 18 h 30. Fracassée. Je me traîne jusqu’à la salle de bain. Sur la tablette, elle a laissé un tube de dentifrice avec dessus un toréador qui sourit à pleines dents. Jamais vu ça encore. Sur le miroir, un post-it rose : je te souhaite une très bonne soirée, ma chérie.

« J’espère que tu passeras la tienne dans un de tes chemisiers ringards. »

C’est sorti tout seul. Ça m’a fait du bien. Apparemment, tous mes teeshs sont là. Elle a peut-être compris cette fois-ci. En tout cas, elle n’a pas l’air de m’en vouloir. Manquerait plus que ça ! Même si je me suis un peu enflammée, hier soir... J’ai juste le temps de me coiffer et courir au « Lob ». J’y retrouve Fab. Il s’est arrêté de pleuvoir.

« Ça va ? T’avais mis ton tél sur silencieux ?

– Oui. Enfin non, j’avais besoin de faire un break.

– Des fois, j’ai du mal à comprendre. Tu veux qu’on te calcule et tu fais rien pour.

– J’ai pas d’explications à donner. Et sinon, à part ça, t’as quelque chose de plus sympa à me dire?

– C’est cool de te retrouver. T’es belle. Je t’aime avec tes joues roses. C’est rare de te voir avec le sourire. »

Il plonge ses yeux dans les miens et il m’embrasse. Sûr, sans lui, je serais à la ramasse.

« Un copain m’a indiqué un endroit sympa. Le « Blood-Sucker ». Il y a plein de sortes de bières. On y va en scoot. C’est à un quart d’heure d’ici. »

Il a pris un deuxième casque. C’est bonnard, le scoot. J’aimerais bien m’en payer un. On n’a pas les moyens. Et puis ma mère me dit que je suis trop jeune. J’aime bien le serrer contre moi. Si j’avais un scoot, je ne pourrais plus. Je colle ma tête contre sa nuque. Il remonte l’artère principale de la ville. Il prend la contre-allée. Les gens défilent à toute vitesse sur le trottoir. Il zigzague entre les voitures. Il s’arrête au rouge. Ça me rassure. Je peux fermer les yeux. Je me laisse embarquer par le bruit du moteur et les accélérations de l’engin. Ça chaloupe, je crois que c’est comme ça qu’on dit. Je le serre un peu plus fort.

 

On arrive. L’enseigne lumineuse annonce la couleur : deux canines blanches sortent d’une bouche pulpeuse et plongent dans un verre de bloody mary rouge sang. En fait, j’avais ma petite idée, déjà.

Dès l’entrée, ça scintille et ça gueule. Ils démarrent tôt, ici.

« On y va ? »

On rentre ensemble. Je me sens légère. Fab tient ma main fermement. Il ne reconnaît personne. Ses potes ne sont pas encore arrivés. C’est un peu la loose. On se trouve un coin dans l’ombre, en face du comptoir, histoire de ne pas les rater. Il s’assoit à côté de moi. On regarde passer tous ces gens qu’on ne connaît pas. Ils crient, se croisent, se toisent. C’est à qui se la pètera le plus. Je me sens un peu étrangère même si je souris de les voir faire.

Tout d’un coup, la tension monte. Une défonce au son électro. C’est la transe. Ils vont coaguler dans la salle à côté.

Fab se lève d’un bond. Il me tend la main.

« Tu viens ?

– Non, je reste encore un peu. »

Les piétons tournent toujours autour de ma tête.

Je le sens un peu dég’ mais lui, il suit très vite le mouv’. Le bar se vide comme un hémophile.

 

Mes yeux se perdent dans le vague, au-dessus du comptoir. Une femme est penchée sur l’évier, debout. Ses cheveux noirs mal coiffés pendent devant elle. Elle fait toujours le même geste, de droite à gauche puis retour. Elle essuie certainement des verres. Elle semble être ailleurs. Ou dans une bulle, hors de la boîte. C’est dingue ! Un moment, elle relève la tête et replace une mèche derrière son oreille. Je vois alors la tronche de l’essuie-glass. J’hallucine : c’est ma mère ! Je la fixe, les yeux grand ouverts. Son visage disparaît à nouveau derrière ses cheveux. Je ne crois pas à ce que je vois. Je me redresse alors sur mon fauteuil, dans l’obscurité de ma place. Enfin, au bout d’une éternité, elle prend une pause et jette son torchon sur l’épaule. Elle a les paupières fermées, chacune enchâssée dans son orbite bleutée de fatigue. Elle est là, blême sous les lumières. On dirait qu’elle sort d’un film d’épouvante. La revenante. Elle semble exténuée, comme vidée de son sang, bouche ouverte, cherchant l’air. Aucune dent menaçante ne dépasse. Rien à dévorer. Elle est seulement triste. Infiniment triste. D’autant plus triste que la musique tape fort. Et vieille. D’autant plus vieille qu’elle est entourée de gens de mon âge. Puis elle reprend son torchon et essuie, essuie encore. Elle n’a pas mis de rouge à lèvres. Elle ne s’est pas fait les sourcils. Elle n’est pas maquillée. J’en suis presque à me demander si c’est bien ma mère, si je ne rêve pas. Elle ressemble tellement peu à la femme que je connais. Enfin, elle se retourne, relève les bras et s’occupe du percolateur.

C’est alors que je vois sur elle un vieux tee-shirt que je ne mets plus depuis cent ans, un truc rouge et noir à gerber, dernier rempart contre l’usure du temps. Celui-là, elle savait que je ne le chercherais pas. Elle a gardé ma peau sur la sienne, mon odeur sur elle, peut-être aussi l’apparence de la jeunesse que je représente à ses yeux. La quête de l’immortalité, pas si loin de son travail d’hémoglobine en sachets. Il y en a qui se font transfuser avec du sang de jeune…

Je me croyais dépouillée mais elle ne m’a jamais rien pris. Elle a juste besoin d’être rassurée, d’être la mère de sa fille. Elle n’a jamais su. Je vais lui apprendre, moi, à percer des secrets. Jusqu’à hier, on était emmurées mais pas dans la même pièce.

Je sens mes larmes déborder. Ma mère est là et je ne la connais pas.

Ce soir, on rentre ensemble, même si c’est samedi.

@Copyright 2019 Michel Toche