Bonus

Plus loin que soi

de Thomas Burnet

Au milieu de l’herbe du jardin, Mathieu souleva la casserole posée à l’envers, à même le sol, et découvrit une petite clochette. L’ouvrier de trente et un ans la ramassa et la fit tinter. Elle émit un petit son cristallin, presque timide.

« Monsieur Labiche ? » lança-t-il après avoir reposé la clochette et remis la casserole en place.

Une voix s’éleva de derrière la toile de tente devant laquelle il se tenait.

« Oui ?

– On a fini, Monsieur Labiche.

– Vous avez fini ? Mais qu’avez-vous donc fini ?

– Votre maison, Monsieur Labiche. Nous avons fini votre maison.

– Bien, bien. »

La glissière de la fermeture Éclair de la canadienne se mit en mouvement. Un homme au visage émacié apparut dans l’écartement de la porte de tissu. Monsieur Labiche leva une jambe si fine que l’ouvrier eut un mouvement de recul. Il était grand et mince avec ses deux jambes qui faisaient penser à des baguettes de bois. Ses cheveux bruns étaient coupés très court, tout comme sa fine moustache, qui longeait sa lèvre supérieure et le trait de barbe qui descendait en ligne droite jusqu’à son menton. Un costume noir, impeccablement repassé, laissait apparaître une chemise mauve clair. Des souliers noir brillant achevaient la tenue.

 

Alors que Monsieur Labiche finissait de se déplier, Mathieu baissa la tête pour voir l’intérieur de la tente ; elle paraissait beaucoup plus grande que les dimensions extérieures ne le laissaient penser. Il n’avait jamais compris comment cet homme pouvait tenir dans cet espace si réduit et en sortir aussi bien vêtu alors qu’avec Leïla, son épouse, ils avaient tant de mal, tous les étés, à faire tenir un matelas gonflable, deux duvets et un sac d’affaires à peu près rangé dans leur tente 3 secondes.

La tente de Monsieur Labiche tournait le dos à sa maison ; aussi, en deux ans de présence, il n’avait pour ainsi dire jamais regardé le chantier, ignorant l’avancée de sa maison, prenant bien soin de baisser le regard lorsqu’il rentrait le soir. Au début, les ouvriers avaient craint de l’avoir constamment sur le dos mais c’était le contraire qui s’était produit et, lorsqu’ils avaient besoin de son avis sur un élément, il exigeait de ne parler que sur plan et de ne pas voir la maison.

 

Monsieur Labiche plongea son regard dans celui de Mathieu. Le chef de chantier se sentit soudain de retour dans la cour de l’école Boris Vian, la fois où il avait tiré dans les carreaux de la classe de Mademoiselle Jovier et que celle-ci, une vieille fille sans âge, grande asperge solitaire, s’était penchée sur lui avec son regard impassible avant de le punir calmement, mais avec un ton froid et ferme, à venir travailler tous les matins avant la classe sur un sombre problème de maths où un ouvrier devait réparer un trou dans un mur. Il fallait trouver les quantités exactes de ciment nécessaires pour le reboucher. Il avait mis un mois et demi avant d’enfin trouver la solution.

« Vous avez donc fini ma maison ? » demanda Monsieur Labiche, les yeux plissés.

– Oui Monsieur. »

Mathieu ne comprenait pas pourquoi il s’échinait à le regarder fixement plutôt que de regarder vers la maison qu’ils avaient enfin achevée.

« Correspond-elle à ma demande ?

– Euh… oui… enfin, je crois bien.

– Il faut apprendre à vous affirmer plus que cela jeune homme, sans quoi vous vous ferez toujours marcher sur les pieds ! Correspond-elle à ma demande ? C’est oui ou c’est non ?

– Oui. C’est oui.

– La cuisine respecte-t-elle une surface précise de 42,5 m² ? J’avais vraiment insisté sur ce point. »

Mathieu avait les mains exagérément moites. L’attitude de cet homme le rendait très nerveux.

« Oui. Oui, nous avons vérifié plusieurs fois, avec différents appareils. Les mesures ont été prises par plusieurs personnes, comme vous l’aviez demandé. »

Il laissa un silence. Le temps que sa bouche, étroite et serrée, s’étende lentement en un large sourire franc.

« Bien. Bien. Je vais enfin la voir. »

L’homme se retourna avec cérémonie, les yeux fermés. Sa bouche s’était resserrée.

« Pouvez-vous compter jusqu’à trois pour moi je vous prie ?

– Euh… oui. » Cet homme était vraiment très surprenant. Mathieu prit le même ton que celui des présentateurs à la télévision et procéda au décompte solennellement : « Un, euh… deux, et trois ».

 

Monsieur Labiche ouvrit les yeux et un grand et franc sourire s’étala sur son visage. La maison était, à l’inverse de son propriétaire, d’apparence assez commune. Mathieu savait qu’il n’en était rien et que l’aménagement intérieur était vraiment très particulier, avec des surfaces très précises, des agencements de pièces non conventionnels. Il était, par exemple, incongru que la porte d’entrée donne sur la salle de bain et étrange que les portes des chambres soient rondes.

Monsieur Labiche déplaça son corps de brindille et commença à faire le tour de la maison. Il s’approcha, les yeux émerveillés et disparut derrière le bâtiment. Si tous les clients pouvaient exprimer une telle joie, se réjouit Mathieu pendant les quelques minutes que dura cette découverte.

 

Cependant, lorsque Monsieur Labiche réapparut de l’autre côté, sa physionomie était transformée : ses yeux fuyaient la maison, son dos s’était voûté, il semblait écœuré. Mathieu se précipita vers lui.

« Quelque chose ne va pas Monsieur Labiche ? »

L’homme secouait la tête d’un air désespéré.

« Dans le mur… il y a… il y a…

– Il y a ? reprit Mathieu avec inquiétude.

– Il y a un trou ! Il y a un trou dans le mur de la maison ! »

Le chef de chantier se tourna vers la maison, ébahi. Il inspecta du regard le mur qui lui faisait face.

« Où ça Monsieur Labiche ?

– Là… sur la maison… il est énorme ! Il est immense ! »

Il se prit le visage dans les mains.

« Mais OÙ ? insista Mathieu.

– Sur l’autre mur ! Voyez par vous-même ! Faites le tour ! »

 

Mathieu fit le tour de la maison et ne vit aucun trou béant. Il s’approcha et inspecta chaque pierre. Non, il ne voyait rien du tout. Rien du tout. Au besoin, il y avait une trace de bulle dans un joint entre deux pierres. Mais pouvait-on appeler ça un trou ? Il revint voir l’homme qui tournait ostensiblement le dos à la maison.

« Est-ce que vous parlez de la bulle d’air dans un des joints du mur ? C’est rien ça, ça ne remet pas en cause la solidité de votre maison… Elle va tenir longtemps croyez-moi !

– Non, je me fiche de cette bulle ! Je parle de l’autre, du trou béant dans le mur, là, derrière.

– Je suis désolé mais je ne vois aucun trou.

– Mais si ! Un trou gigantesque ! Et ce qu’on y voit est tellement horrible. À travers, on voit des ours polaires rachitiques errant à des milliers de kilomètres du pôle, des poissons morts, des mers de plastiques, des nappes de pétrole, des tortues qui se perdent sur des routes d’asphalte. J’y vois aussi vos enfants dans un brouillard de pollution, un champignon nucléaire qui souffle la tour Eiffel. Je vois un champ recouvert d’insectes morts, foudroyés par la folie de l’argent. »

Il débloque complètement, se dit Mathieu. Il est parti dans un trip fataliste… Ce gars est vraiment trop barré !

À mesure qu’il parlait les joues de l’homme se creusaient encore plus et ses yeux semblaient pâlir.

« Vous pouvez la détruire. Ça ne sert plus à rien. C’est foutu.

– Quoi ?!

– Détruisez la maison, je n’en ai plus besoin, c’est vain.

– Mais… Monsieur Labiche ?! On vient de la finir ! Mathieu ne comprenait pas ce que l’homme lui demandait.

– Peu importe. Détruisez-la. Personne ne doit y vivre, c’est trop dangereux !

– Mais… et vous ? Vous allez vivre où ? »

 

L’homme se redressa difficilement et s’avança avec cérémonie jusqu’à sa tente sans un mot. Il était devenu tellement frêle qu’une brise aurait pu le faire tomber. En détournant le regard de la maison neuve devant lui, il se replia dans sa tente et referma soigneusement la porte en descendant doucement la fermeture Éclair.

Mathieu eut le temps de souffler de stupéfaction avant que, subitement, la tente ne s’affaisse et s’aplatisse silencieusement. Le chef de chantier se jeta vers le tissu qui finissait de s’étaler au sol. « Monsieur Labiche ! Monsieur Labiche ! »

 

Il souleva la toile de tente et ouvrit la glissière. Vide. Rien. Pas de Monsieur Labiche. Mais pas non plus de matelas, de valise. Comme si personne n’avait vécu là. Comme si cette tente sortait de son emballage.

Mathieu recula, incrédule. « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » conclut-il pour lui-même.

Il laissa tomber la tente puis revint vers la maison. Il fit le tour et se posta devant le mur incriminé. Des pierres, des fenêtres, une porte de service vert émeraude, donnant sur la chambre du bas, une gouttière. Rien de plus. Sauf ce minuscule trou dû à une bulle d’air. Il s’approcha et le fixa. À force de le contempler, ses yeux se détendirent et sa vue se troubla, à la façon des livres de l’Œil Magique qu’il aimait regarder, enfant, chez des amis de ses parents. Il eut la sensation de voir plus loin, de voir à travers la maison, à l’échelle de la planète. Dès lors, le trou s’agrandit. Inexorablement, il devint de plus en plus large, sombre et inquiétant. Un souffle chaud semblait en émaner. Et il vit. Tout ce que Monsieur Labiche venait de lui décrire apparaissait maintenant devant lui : des animaux polaires faméliques sur une dune désertique près de laquelle s’étendait un lac couleur bleu pétrole où des poissons flottaient inertes. À côté, une route bitumée coupait le paysage. Des tortues y erraient, hagardes, tentant de creuser désespérément l’asphalte de leurs pattes fatiguées. Des enfants malades toussaient et semblaient se mouvoir à tâtons dans un brouillard inquiétant. Un champ d’insectes morts complétait ce paysage apocalyptique. Au loin, une Tour Eiffel émergeait. Un champignon atomique apparut d’un coup et souffla tout ce qu’il venait de voir.

 

Une peur panique l’envahit. Il courut jusqu’à la camionnette et y chercha une masse. Il revint devant le mur et y asséna un grand coup. Un grand coup sur le petit trou. Un tout petit trou laissé là par une bulle d’air. 

@Copyright 2019 Thomas Burnet