Coup de cœur

Libertés conditionnelles

de Jean-Luc Depaifve

« Eh, Surveillant ! J’suis sûr que j’me fais plus en une journée, que vous en un mois !

– Peut-être, mais vous avez vu où ça vous a mené… vous êtes enfermé entre quatre murs.

– Vous aussi Surveillant… »

 

Ce n’est pas faux.

Pas totalement.

Je m’appelle Jay. Pour eux, je suis maton, Maton Fa, en référence au tonfa, cette matraque utilisée par les CRS et à ma propension à user de la violence pour imposer ma loi… mais j’exige qu’ils s’adressent à moi en disant « Surveillant ».

Je ne fais pas ce métier par passion. Mais je m’adapte.

Si j’avais le choix…

 

7H59.

Cinquante-neuf minutes que j’ai pris le travail. Comme tous les jours quand je suis du matin, je sors de la guérite. Je ferme à clef derrière moi. Ici, on ne peut faire confiance à personne.

D’un pas régulier, ni trop rapide, ni trop lent, je traverse la coursive. J’aime bien marcher en rythme. Le tempo est marqué par le cliquetis des clefs qui pendent à ma ceinture et par le claquement synchronisé de mes talons sur les lames de parquet usées par les passages incessants. J’aime ces bruits.

Lorsque les sollicitations sont plus espacées, il m’arrive même de profiter d’un moment pour traverser, sans but, la galerie toute entière, juste pour profiter de cette « musique ». Je fixe alors mon attention exclusivement sur ces « Cling » et ces « Clang ».

Alors, je deviens un de ces héros de mon enfance. John Wayne traversant les rues d’une ville fantôme de l’Ouest américain, prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Je me suis toujours identifié à lui. Encore plus aujourd’hui avec mon presque double mètre et le visage buriné de mes quarante ans. Le son de mes clefs, c’est le tintement de ses éperons à chacun de ses pas. Mes brodequins, ses santiags sur les planches disjointes devant le saloon. Je dégainerais bien mon talkie-walkie comme il le ferait avec son colt. Et je gagnerais mon duel face au méchant, avant de repartir chevauchant mon mustang.

Si je n’avais pas peur d’être surpris par un collègue et qu’il me dise goguenard, comme ma mère le ferait, que je ne suis… qu’un éternel gamin…

 

8h00 précises !

J’atteins la porte de la cellule concernée. Un rapide coup d’œil à travers l’œilleton. Un coup donné avec le dos de la clef sur le battant, pour prévenir de l’ouverture. J’introduis le passe dans la serrure et « Clac ! », j’ouvre.

Habitués à ma ponctualité, les trois détenus attendent sur le seuil de leur meublé, leur serviette sur l’épaule, une cuvette contenant leurs produits de toilette et leur change entre les mains.

« La douche !

– Oui, Surveillant… »

 

Avec moi pas de lambins, sinon je referme ! Direct ! La prochaine douche, ce sera dans trois jours. Ça ne rigole pas. Ils savent que je n’ai aucune patience et que j’aime qu’on respecte mon autorité. Ils n’attendent pas de sourire de ma part. Je suis ici pour faire respecter le règlement. Point !

Ils sortent et laissent derrière eux les 8 m2 de leurs appartements spartiates pour se rendre aux cabines de douche, à l’autre bout du couloir.

Quinze minutes, deux fois par semaine. Pourvu qu’il y ait de l’eau chaude. Ceux-là sont des habitués, il n’y aura pas de revendications violentes. Je ne devrais pas avoir besoin d’élever la voix. Ce n’est pas toujours ainsi.

Ensuite ce sera leur retour et une autre bordée leur succèdera, puis d’autres.

Puis viendra l’heure des promenades.

Mais avant il me faut procéder à l’inspection de la cour.

 

8h50.

Ouvrir la porte qui donne sur les soixante mètres carrés, où viendront tourner en fumant et discutant une quinzaine de prisonniers, tout à l’heure. Observer méticuleusement le grillage qui quadrille le ciel trois mètres au-dessus de ma tête. Ici on rappelle sans cesse au regard, même tourné vers les nuages, qu’on est derrière les barreaux. Puis vérifier les murs. Les longer, les observer. Constater l’absence de dégradation. Une prison se doit d’avoir des murs irréprochables. La sérénité des gens de dehors en dépend. La pérennité de l’enfermement des gens de dedans aussi.

Depuis le temps que je l’observe ce mur, je le connais par cœur. Je m’en approche au point que mon visage frôle les blocs irréguliers qui le constituent. Le regard tourné vers le haut, j’évalue sa verticalité. La hauteur qu’il faut grimper. Je suis du regard les joints zigzagants. Je repère les pierres qui sont légèrement plus saillantes que les autres. Je l’escalade souvent. En songe.

Dehors, je pratique la varappe. J’ai même atteint un niveau respectable. Et puis, le bruit des mousquetons accrochés à mon baudrier… J’aime bien.

J’ai déjà ouvert virtuellement plusieurs voies jusqu’à son sommet. Toutes de difficulté maximale, forcément. C’est une prison, ici ! Mais quelle fierté ! J’ai donné un nom à chacune de ces voies. La voie Maurice, en souvenir de mon professeur d’escalade. La voie Romane en hommage à ma mère. La dernière que j’ai vaincue, je vais l’appeler la Belle, en pensant à Natacha.

 

Natacha, justement. Je l’aperçois, là-haut.

Elle est dans sa classe, près de la fenêtre. Je lui fais signe. J’ai l’impression qu’elle me répond discrètement, d’un rapide sourire. Bien sûr, avec ses élèves, elle doit être prudente, ne pas se montrer trop démonstrative.

Elle est belle, Natacha.

Je m’en étais aperçu dès notre première rencontre. C’était à son arrivée, il y a quelques mois. La silhouette élancée d’une femme sportive, soulignée par des vêtements près du corps. Le port altier et la grâce des mouvements d’une danseuse. Une chevelure brune et dense qui orne un visage gracieux et des yeux bleus qui m’ont touché instantanément.

Curieuse, elle m’avait demandé de lui faire visiter les cellules, les douches… Ça m’avait plu de lui montrer comme je maitrisais bien les ficelles du métier. Ce jour-là, j’avais un peu exagéré mon déhanchement pour augmenter le balancement de l’anneau pendu à ma ceinture. Ma démarche était ainsi soulignée par les sons métalliques. Ça et le prestige de l’uniforme, je crois que je l’avais impressionnée.

Ensuite j’ai appris à la connaître et l’apprécier au fil de nos traversées de coursives et de nos échanges. J’aime l’accompagner, la suivre dans l’escalier, l’observer, admirer sa silhouette, sa démarche jusqu’à la porte de sa classe. Ouvrir d’un tour de clef ferme et déterminé. La laisser passer. Viril et galant quoi !

Alors je lui souhaite une bonne matinée et elle me répond d’un sourire qui en dit long. Je crois que je ne la laisse vraiment pas indifférente. J’écoute ce qu’en disent les prisonniers. Avec ses élèves, elle ne s’en laisse pas compter. Cette femme a de l’autorité. Ils filent droit. Ça me plaît. Je lui ai déjà proposé plusieurs fois de lui faire découvrir la cour de promenade. Elle finira par accepter.

J’ai hâte. Je lui montrerai tout. Tout ce que j’ai découvert. Et si je pouvais… Si je pouvais, j’aimerais… faire le mur avec elle. Lui montrer comme je l’ai étudié. Comment mes yeux puis mes doigts ont exploré tous ses reliefs à la recherche de chaque anfractuosité. Un peu comme le lézard cherche une lézarde. Je lui demanderai si elle préfère grimper la voie Romane ou celle de mon maître ou bien si elle veut se faire la Belle avec moi. Je la guiderai vers le sommet, l’assurant de ma présence, de ma proximité virile et rassurante. Ensemble, nous pourrons atteindre le Graal. Grimper vers le ciel, le toucher. Redescendre. Nous échapper.

S’il n’y avait pas, trois mètres au-dessus de nos têtes, ce grillage…

 

8h57

J’ai failli laisser passer l’heure. Il faut « envoyer » les promenades. Les heures qui vont suivre ne me permettront plus de laisser divaguer mon esprit. Il va falloir ouvrir, fermer, accompagner, compter, vérifier les identités, faire passer sous les portiques de détection, surveiller, recompter, faire remonter, ouvrir et refermer. Et recommencer.

 

11h 25

Surveiller la sortie de classe de Natacha. Fermer la porte derrière elle et lui demander si tout s’est bien passé. L’accompagner vers la sortie. Descendre l’escalier derrière elle. (Je préfère décidément, monter). Lui souhaiter un bon après-midi.

 

11h30

Distribution des repas. Accompagner les « auxis », les auxiliaires, ces détenus qui effectuent les tâches subalternes pour l’administration. Aujourd’hui il y a des frites. Il va falloir ouvrir l’œil et le bon. Ouvrir la porte, vérifier que les portions ne sont pas faites exagérément à la tête du client. S’assurer que même les dernières cellules auront leurs parts. Refermer. Répéter des dizaines de fois.

Un jour il faudra que j’invite Natacha à déjeuner. J’aimerais bien passer du temps avec elle à discuter plus longuement, et déguster ensemble un repas agréable. Je m’imagine l’accompagner, déplacer sa chaise pour qu’elle prenne place, m’installer face à elle et lui sourire. Je pourrais croiser son regard et enfin le soutenir. Je n’y suis jamais parvenu jusqu’à maintenant. Mais, à table, face à elle, ce serait différent. Nous pourrions parler de tous les sujets que nous n’avons jamais encore abordés. Je la ferais sourire, rire peut-être… Ce serait bien.

Je vais le faire.

L’inviter. Inviter Natacha au mess de l’administration pénitentiaire ! On y mange bien. Je prendrai nos tickets à l’avance, elle verra bien ainsi que je sais prendre les choses en main. Et comme il y a plein de collègues qui vont et viennent, le cliquetis métallique de leurs ceinturons fera comme une cavalcade autour de nous.

Il faudrait que je trouve un moment où nous serions tous les deux, seuls, pour lui proposer. Ça ne va pas être simple parce que j’ai bien remarqué que Victor, son collègue, un prof de maths (je n’ai jamais aimé les profs de maths…), l’accompagne assidûment à la sortie de la Maison d’Arrêt. Ils ont l’air de bien s’entendre. A chaque fois que je les croise, ils doivent se raconter des trucs drôles, parce que je les entends rire. En m’éloignant, j’entends toujours le bruit de leurs clefs de voiture avec lesquelles ils jouent systématiquement.

Si seulement Victor était moins séduisant… si je l’étais davantage, si j’étais moins timide.

Si j’étais moins nigaud, comme me le dit toujours ma mère.

 

12h30

Pendant quelques minutes, le calme. Remplir les documents administratifs qui ne manquent pas de s’accumuler et souffler. Penser à ce qui m’attend.

 

13h00

L’heure de la relève.

Je passe au vestiaire. Je récupère ma veste et je dépose mon trousseau professionnel. J’accroche celui de la maison à mon mousqueton. Je ne me change pas, comme le font certains collègues. J’aime bien rester en uniforme dehors. Je trouve que ça me va bien.

Les semaines où je travaille le matin je vais faire de l’escalade en sortant de la prison. Aussi souvent que je peux. Cela me permet de rentrer moins vite à la maison.

Je préfère.

 

16h00

Je rentre. Je ne peux plus tellement différer. Sinon je vais en entendre parler.

Une foule de choses à faire m’attend.

De l’entretien du jardin, à celui de la maison, en passant par la cuisine. Si j’ai de la chance, il faudra faire des courses pour remplir le frigo. J’aimerais bien. Comme ça je ressortirais.

De quoi m’occuper le reste de la journée.

Pas le temps de souffler.

J’aimerais m’arrêter. M’asseoir ou m’allonger. Lire, rêver. Flâner.

Profiter des rayons du soleil hivernal.

Le soleil… je partirais bien en vacances, pour une destination tropicale. Rompre mes habitudes, abandonner un temps ma vie quasi monacale. Je me verrais bien… accompagné par Natacha.

Si je pouvais disposer librement de mon temps…

 

19h00

« Gégé ! Tu te souviens de ce que je voudrais manger ce soir. Il faut que tu passes à la cuisine maintenant, si nous voulons dîner à l’heure.

– J’y vais, j’y vais ! »

Je m’exécute sans discuter et abandonne le repassage.

J’aimerais bien qu’elle m’appelle Jay, comme tout le monde. Même si mon vrai prénom c’est Gérard. Jay, je préfère. Ça fait américain.

Si je n’avais pas peur qu’elle se moque de moi, je lui demanderais.

Un jour, je le ferai.

 

Je prépare le repas en m’appliquant. Ensuite, je dresserai la table. Nos deux couverts, toujours rigoureusement disposés aux mêmes places. Je n’oublierai pas de remplir le pichet. Et puis, à 19h29, je l’appellerai.

« Tu viens ? C’est prêt. »

Alors elle arrivera. J’entendrai le cliquetis des bracelets sur ses poignets. A peine la porte franchie, elle immobilisera sa silhouette élancée de femme qui fut sportive. Elle imposera son port altier, la grâce de ses mouvements d’ex-danseuse, sa chevelure grise encore dense ornant son visage gracieux désormais ridé et ses yeux bleus.

Elle jettera un rapide regard de contrôle et puis elle verra, tout de suite, ce que j’aurai oublié.

« Gégé ! Vraiment ! A quoi penses-tu ? Regarde, tu as encore oublié de mettre mes médicaments sur la table. »

Ou bien : « Et le pain ? On mange sans pain ? C’est nouveau ! Enfin mon petit Gégé ! Pour avoir ainsi la tête en l’air, j’espère au moins, qu’il n’y a pas une fille là-dessous ! »

Alors rougissant, comme à chaque fois, je répondrai :

« Mais non, Maman ! Je n’aime que toi, tu le sais ! »

Et nous mangerons.

Nous regarderons, à la télévision, le programme qu’elle aura choisi. Ça ne me plaira sûrement pas. Plus tard, je l’embrasserai en lui souhaitant un bon sommeil. Nous irons nous coucher.

Je vais pouvoir rêver, m’échapper avec Natacha qui m’appellerait Jay et chevaucherait à mes côtés, là-bas, vers les Rocheuses…

Et demain, je me lèverai. Je prendrai mon déjeuner en silence. Je quitterai la maison sans réveiller maman.

Je me rendrai à la prison. À l’autre.

 

A 6h48, je franchirai la première porte de l’établissement.

A 7h00, je serai à mon poste.

A 7h59, je sortirai de la guérite. Je fermerai à clef… Les détenus auront intérêt à ne pas broncher, comme tous les jours… À cet étage, c’est moi qui décide. Pour faire ce métier, il faut avoir de la personnalité et de l’autorité. 

@Copyright 2019 Jean-Luc Depaifve