Coup de cœur

Sauter n'est pas jouer

de Céline Poilly

Dessiner n’est-il pas le propre de l’Homme ? Dès qu’il est en âge de tenir un crayon, l’enfant, d’où qu’il vienne, griffonne. Adulte, ce même crayon offrira pour certains l’opportunité de représenter les cauchemars vécus et les rêves inassouvis, pour d’autres celle d’une vie paisible et d’une existence insouciante. Graver la mémoire, composer le futur, croquer la vie ou la survie.

Ligne de départ. Regard hagard, posture déterminée. Il attend le coup d’envoi dans un mélange d’appréhension et de frénésie. Tous ne passeront pas le mur. Tous n’accèderont pas au Graal. Il faut reconnaître qu’il a bien mérité de concourir. L’estomac vide, il a parcouru de longs kilomètres qui l’ont éloigné de son pays. Il s’est camouflé dans des buissons et les flaques d’eau lui ont permis d’assouvir sa soif. Au terme de ce tortueux périple, il a posé ses pieds fatigués sur la terre promise et s’est forgé l’étoffe du conquérant. Les organisateurs de la course lui ont infligé des humiliations sans fin dont il ne garde aucune rancune. L’accès à la compétition s’est fait au prix du renoncement à sa dignité d’homme. Dans le cachot des ténèbres, il a trouvé la force d’exécuter femmes et enfants de son espèce. Étonnement, le remord ne se manifeste que dans le monde du sommeil.

Mille dollars. C’est le montant que j’ai misé sur le grand aux cheveux noirs. Un Vénézuélien, à ce qu’on m’a dit. Il a l’air plutôt en forme, je crois bien que j’ai misé sur le bon cheval. Mille dollars, c’est l’héritage que j’ai reçu à la mort de ma pauvre mère. Quel dommage qu’elle ne soit plus là pour apprécier mon geste charitable. Mais bon, avec ces mille dollars, je vais célébrer sa mémoire. C’est quand même mieux que les donner à Teddy que j’enrichis tous les vendredis soir (il faut dire que sa Modelo Negra est vraiment de bonne qualité). Maman aurait adoré ce Biathlon-Fundraising. Elle a toujours été généreuse envers son prochain. Et puis je crois qu’elle avait une petite nostalgie du pays qu’elle a quitté un peu avant que je naisse. Miser mille dollars pour financer la construction d’un beau mur, elle aurait été fière de moi, j’en suis sûr.

Première étape de la course : traversée du Rio Grande à la nage. Il sait qu’il a moins à craindre du courant que de se faire couler par la foule des participants. Le passage lui semble franchement étroit. Dès que le départ sera lancé, chacun mettra sa vie en jeu. L’abandon d’une vie misérable contre la perspective d’atteindre son rêve. Le rêve d’être libre. Mais pour le moment, il joue des coudes, il essaie de se faire une place parmi ses congénères. La masse de chair humaine est dense, l’odeur de sueur lui rappelle le périple qui l’a mené jusqu’ici. Il attend le départ et les souffles autour de lui ressemblent au vent qui se lève. Le compte à rebours commence. On donne le départ, il s’élance sans réfléchir, porté par la masse des corps humains, tiré par le mouvement de ces créatures dont les regards fixent la surface du fleuve dans lequel la plupart sombrera bientôt.

J’essaie d’apercevoir mon Vénézuélien dans la foule, mais il faut avouer qu’ils se ressemblent tous. Le mien a la caractéristique d’avoir des poils sur les épaules. Je hais les poils, ça me répugne. J’aurais probablement eu plus de chance en pariant sur un mec à écailles, mais il paraît que ça n’existe pas, même chez ceux qu’on appelle chez moi les spics. Enfin, je crois que je l’aperçois ! Il s’est faufilé en tête de peloton et je le vois se jeter à l’eau. Maintenant, j’en suis certain, ce type va honorer la mémoire de Maman. J’essaie de ne pas le perdre des yeux, mais ça n’est pas facile. Il y a des vagues, tous ces crève-la-faim qui se cognent et ce petit gros qui appelle à l’aide. J’ai bien fait de ne pas miser sur un Mexicain ; leur réputation de branleurs, ils ne l’ont pas volée. J’ai vu sur Fox News qu’il y a des espèces mieux entraînées pour nager, des Africains je crois, qui traversent la Méditerranée à la nage. Je me demande si le fleuve de la Méditerranée est plus large que ce passage du Rio Grande. Peu importe, mon Vénézuélien donne le meilleur de lui-même, je vais en avoir pour mon argent ! Mon Dieu, il ne lui reste que quelques mètres avant de toucher la rive ! Allez fainéant, bouge-toi le cul, pour Maman, pour mes mille dollars !

Ces hommes avaient-ils le choix de cette destinée ? Cette traversée, que leur esprit leur a imposée, est-ce un luxe ou une fatalité ? De quelle manière dessiner des hommes qui se battent contre eux-mêmes, contre le monde qui les entoure, dans le seul espoir d’une vie meilleure ? Les vagues qui les emportent se représentent par traits de sanguine qui laissent peu de place à la légèreté. Le fusain capture ces corps inertes qui s’échouent sur le sable noir. Ayant payé leur dû à Charon, les ombres des morts rament sur le Styx pour franchir les portes de l’Enfer.

Ça y est ; il est passé. Il a du mal à se remettre de la violence de la traversée. Il efface de son esprit les regards en détresse, les mains agrippées à lui qu’il a arrachées brutalement pour ne pas couler avec elles. À présent, il voit au loin des hommes en gilets orange qui entassent les corps inanimés dans des camions-bennes. Il pense à la seconde étape de la course. Ce mur qui se dresse devant lui, sans prise apparente, parcouru de fils barbelés. Ce rempart qui une fois franchi se transformera en Green Card. Il ne voit qu’une manière de passer et d’accéder à sa nouvelle vie : suivre ceux qui semblent les mieux armés pour passer cette étape avec succès. Il a repéré un groupe de trois Mexicains, tatouages hostiles et muscles saillants. Il s’approche d’eux et essaie de s’infiltrer dans leur groupe. Ils sont physiquement impressionnants, taillés à même le roc, bâtis comme des bêtes. Pourtant, il lui semble détecter dans leurs regards un mélange de résolution et de résignation. Installé à côté d’eux, il attend à nouveau le signal du départ.

Si vous voulez mon avis, seuls les murs pourront sauver notre humanité. J’en suis persuadé depuis que j’ai construit le mur entre la maison de Jenny la folle et la mienne. Il m’a permis d’économiser quelques coups de fusil. Jenny est folle, mais au moins, elle ne me vole pas mon job. De toute façon, elle est incapable de travailler. Par contre, chez Teddy, y a celui qui nettoie les chiottes, qui ressemble d’ailleurs comme deux gouttes d’eau à ces mecs qui se battent pour obtenir leur Green Card. Je ne dis pas que je nettoierais les chiottes pour un dollar cinquante, mais y a bien une dame de chez nous qui pourrait nourrir ses mioches avec ce taf. Alors, je me dis que ce Big Wall Fundraising est bien la solution à nos problèmes. Une course de migrants pour financer la construction d’un mur qui les empêchera de rentrer dans notre beau pays. Dommage que Maman ne soit plus là pour assister à ce spectacle, j’aurais tellement aimé partager ça avec elle.

Installé près des Mexicains, il se demande comment il réussira à suivre leurs pas et à escalader le mur sans tomber ni se taillader sur les barbelés. Quand il voit la vingtaine d’hommes se jeter férocement contre la paroi, ses forces l’abandonnent d’un coup. Il a l’impression qu’il sort de son propre corps et qu’il se regarde de l’extérieur. Non, ça n’est pas une impression. Son corps et son esprit se sont séparés, ils sont deux maintenant. Son corps s’élance sur le grillage, à la poursuite des Mexicains, mais son esprit reste là. Ce dernier s’empare d’un pastel marron clair et amorce une ébauche de dessin sur la ligne de départ. Son esprit observe son corps ainsi que tous les autres, et dépeint l’escalade meurtrière. Il crayonne frénétiquement ses propres bras qui attrapent les barbelés, ses propres gouttes de sang qui coulent le long de sa jambe. D’un coup de crayon, il se représente en train de trébucher à la moitié du mur. Son corps s’arrête. Il se demande s’il va revenir et rester avec lui et ses crayons pastel. Mais non ; il repart de plus belle. Son esprit décide alors de changer de couleur, s’empare du pastel vert et représente fébrilement ce corps qui s’élance contre la muraille et qui se hisse à présent au-dessus des barbelés. Une fois au sommet, son corps se jette sur cette terre étrangère, s’effondre dans le sable, et laisse son esprit à l’abandon. Et l’esprit, seul au sud du mur, contemple les dessins, les fixe sur la paroi et se retourne vers l’immensité du pays que son corps vient d’abandonner.

Jackpot ! J’ai vraiment cru qu’il n’y arriverait pas, le bougre ! Décidément, c’est une journée qui se termine bien. J’ai envie d’aller voir mon poulain et de lui tapoter la croupe pour le remercier de m’avoir fait repartir plus riche qu’à mon arrivée. Ils l’ont planté sur le podium. Il a l’air fourbu. Ses yeux sont vides et sa langue pend dans le vide. J’ai toujours su qu’ils n’étaient pas bien futés ces spics. Je me demande à quoi il pense maintenant qu’il a gagné sa course.

Les hommes en gilets orange s’approchent de mon mec et des deux Mexicains qui sont empaquetés sur le podium avec lui. Les trois champions n’ont pas l’air de comprendre. Ils sourient bêtement. C’est drôle comme ces sourires s’effacent quand les hommes en orange, au lieu de leur donner leur Green Card, leur tirent une balle en pleine tête.

@Copyright 2019 Céline Poilly