Coup de cœur

L'envol

de Pierre Burnet

C’est une histoire personnelle que je vais vous raconter. C’est rare que je raconte des histoires personnelles. Quoique… Il est vrai que l’on dit toujours que dans chaque récit, dans chaque roman, dans chaque nouvelle, on y met un peu de soi. Flaubert le disait bien : « Madame Bovary, c’est moi ! ».

Et cette histoire me tient à cœur, il faut dire que c’est mon histoire.

Pour vous raconter toute l’histoire, il faut que je vous dise que j’ai trois enfants. Leurs prénoms importent peu. Deux filles et un garçon.

Je les adore mes enfants. Je les ai adorés et je les adore encore.

Pourtant, j’ai peu l’impression d’avoir été un acteur important de leur vie.

Un peu comme ces herbes folles qui poussent sans vraiment de règles. Pour vous dire concrètement, je préfère herbes folles à bonsaïs. Si vous voyez ce que je veux dire.

Mon aînée, a été une super gentille, adorable, polie, obéissante fille. Elle est passée direct de petite fille à adulte.

La cadette nous l’a fait payer double. Elle est passée direct de petite fille à ado et ça a duré. Ça a duré. Je peux dire que ça a duré. C’était une de ces enfants qu’on ne sait plus par quel bout les prendre. Ça pique de tous les côtés. Elle nous a tout fait, l’anorexie, la rebelle attitude, la fugue et pas en sol mineur, la drogue je n’ai pas de preuves et je préfère pas.

Et puis, il y a le petit. Mon copain, mon pote, mon mini moi comme on dit. Encore maintenant, quand on se voit, on se précipite dans les bras l’un de l’autre et on se serre fort. Longtemps. D’avoir été longtemps séparés, on se ressoude un instant. On partage tout. On échange tout.

Voilà, ça vous dépeint le paysage. C’est une famille super unie, avec ses hauts et avec ses bas, avec ses moments plus difficiles à vivre et avec ses moments de folie. Une solidarité à toute épreuve.

Je me souviens encore quand l’un des trois avait un chagrin d’amour, une histoire mal ficelée et dont les nœuds, d’avoir été mal serrés, finissent par se défaire. Il fallait voir les deux autres s’enfermer dans sa chambre et faire le grand nettoyage. Deux heures plus tard, les photos, les lettres, les souvenirs avaient disparu, la bonne humeur était revenue, les yeux étaient encore un peu rouges, mais plus pour très longtemps.

Nous étions heureux. Je m’efforçais d’être à la hauteur en tant que père.

Et pourtant, j’ai peu l’impression d’avoir été un acteur important de leur vie.

C’est peut être ça, élever. Etymologiquement, c’est lever, é – lever. Je les ai levés. Je les ai écoutés. J’ai tenté chaque fois de ne pas diriger, de les conforter dans leurs opinions, de les laisser faire leurs choix, sans critiquer, de bien verrouiller derrière, hein, faut pas déconner.

En fait, c’est comme s’ils s’étaient élevés tout seuls. J’ai juste été là en observateur. Attentif. Admiratif. Émerveillé. Époustouflé.

La maison bruissait constamment d’un ronronnement de vie. Le bruit régulier et devenu familier d’une récitation que l’on ânonne, d’un tourne-disque qui passe inlassablement le même tube de Kurt Cobain, des cris d’une dispute feinte pour un haut chipé, du sempiternel « À table ! » hurlé au moins trois fois par jour…

Le cercle familial, c’était notre endroit à nous, notre muraille protectrice. L’endroit où on se réfugie. Un peu comme quand on joue à chat et qu’on se perche vite sur quelque chose et qu’on crie « Maison ». Là où il n’y a plus de danger. Là où on est juste bien. Et là où on croit (enfin, moi je croyais) qu’on va rester toujours comme ça.

Et puis, arrive ce qui doit arriver. On ne garde pas une grande fille, adulte, vous l’ai-je dit, comme ça à la maison. On ne fait pas des Tanguy, quand même. Elle a rencontré un ami, plus petit ami qu’ami. Vous avez déjà remarqué ça, vous, plus l’ami devient petit, plus il est important et plus il prend de place. Se méfier des amis quand ils deviennent petits amis. Enfin, je dis ça, je dis rien.

Ma fille a fait une brèche dans le mur. Elle l’a un peu agrandie pour pouvoir passer. Elle s’est un peu dandinée, comme font ces grandes gigues quand elles hésitent à prendre une décision. Elle a respiré un grand coup. Puis, elle s’est faufilée et elle s’est tirée.

Bon, vous me direz, c’est dans l’ordre des choses. Les enfants, ça grandit et puis un jour ça prend son envol.

Ce que je n’avais pas prévu, c’est que les autres, quand ils ont vu le trou dans le mur, ils se sont précipités aussi. Comme s’ils n’osaient pas et d’un seul coup, quand on leur donne l’exemple, ils en profitent et ils s’engouffrent. Trois secondes d’inattention et hop, faufilés et partis.

Je suis passé d’un seul coup de trois enfants à la maison à zéro enfant à la maison.

Je vous dis ça, parce qu’hier, on a marié le petit. Avec sa copine, ils ont été faire des études en province et ils y sont restés en province. Ils ont fini leurs études, ils se sont installés et là ils viennent de se marier. Hier.

Une belle cérémonie, simple et belle. Les amis des enfants avaient organisé la soirée. Rythmée de petits divertissements comme on fait maintenant. Très sympa. J’ai pris la parole. Je ne me souviens plus bien de ce que j’ai dit, ça parlait de bateaux qui prennent le large, de solidarité, d’amour. Je crois que c’était bien. Les gens applaudissaient. À la fin, comme un geste désuet, je leur ai donné ma bénédiction pour ce grand voyage qu’ils allaient entreprendre.

Voilà, on s’est couchés un peu plus tôt que les autres parce que les enfants, ça fait la fête jusqu’à pas d’heure.

Et là, c’est le lendemain. Je suis à l’étage de la maison. Je n’arrive pas à lire. Des fois, l’attention ne peut pas se fixer. Mon épouse dort encore en bas. Le silence est impressionnant. Je me suis fait un café. Je le boirai plus tard quand il aura un peu refroidi et je réalise, je viens de réaliser que c’est fini. Qu’ils sont définitivement partis. Qu’ils ne reviendront plus à la maison. Pourquoi le feraient-ils ?

Ils font leur vie… ailleurs. Ce n’est plus leur maison.

Pourquoi reviendraient-ils ?

Et d’un seul coup, sans l’avoir vu venir, les larmes viennent. Je pleure, je sanglote. Les larmes coulent et je ne peux pas les arrêter.

Mes enfants sont partis. 

@Copyright 2019 Pierre Burnet