Bonus

Extérieur jour

de Michel Naudin

La seule différence entre une prison et un cercueil, c’est la taille de la boîte. Qu’on soit dans l’une ou l’autre, on est mort tout pareil. Le temps s’arrête. La vie s’arrête. Dehors tout continue, mais dedans rien ne remue. Et c’est sûr que les deux ont bien la même fonction. Qu’on s’y fasse oublier jusqu’à la consommation des siècles sans déranger le monde des vivants.

Une boîte, oui, rien qu’une énorme boîte avec des murs partout : derrière les fenêtres, des murs ; derrière chaque mur, d’autres murs encore. Des murs de cellules, des murs de couloirs, des murs d’enceintes… Plein de petites boîtes dans une grande boîte, chacun la sienne, bien rangé dedans pour que de loin ça fasse bien propre, comme un cimetière, et que surtout on ne puisse rien voir de ceux qui se trouvent à l’intérieur.

Alors, vu qu’on y a devant nous pas loin de l’éternité aussi, tout ce paquet de temps-là il faut bien le passer à quelque chose – mais c’est bien là le problème. Tous on a trop de ses dix doigts pour le peu qu’on a à faire, nos pieds nous suffiraient. Le plus gros de nos journées, on l’occupe à tourner en rond chacun dans son placard en attendant l’heure de la promenade, c’est-à-dire d’aller tourner en rond dans la cour. Et toutes les heures qui restent, la nuit quand on dort pas, le matin quand on dort plus, l’après-midi s’il pleut, le soir après la soupe, c’est nos pensées qui tournent, les idées noires qui trottent, rappliquées d’on ne sait où, qui se cognent et rebondissent partout dans le ciboulot dès qu’on leur lâche un peu la bride – des songeries qui vous font plus de mal qu’autre chose, des souvenirs qui ressemblent plus à rien et ont perdu toutes leurs couleurs, usés jusqu’à la corde à force d’avoir été ressassés, mâchés et remâchés, pressés de tout leur jus, des petits bouts d’élucubrations qui finissent en fumée et des rêves arrêtés comme une montre cassée.

Ça ou être mort, franchement, la différence saute pas aux yeux. Il y a des jours, faudrait se pincer pour être bien sûr qu’on est en vie. On se laisse flotter, de vrais somnambules. Etre éveillé ou roupiller, on fait même plus la différence. S’ennuyer, on ne fait que ça, tout notre temps y passe. On s’ennuie à mourir. Quoi de pire quand déjà on est si peu vivants ?

A un moment quand même on a fini par se dire qu’il y en avait ras le bol, que ça pouvait plus durer comme ça, qu’il fallait qu’on trouve quelque chose pour que ça change une bonne fois, s’occuper enfin à autre chose que rester à compter les nuages ou regarder pousser l’herbe. Et c’est Riton qui a eu l’idée.

Riton, le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est pas la moitié d’un con. Lui, en toute honnêteté, ça serait plutôt de l’ordre des trois quarts – et encore, en comptant au plus juste histoire de pas être vache. Bête comme ses pieds, ce gars-là, pointure grande taille. Le vrai phénomène de foire. Alors, quand il nous l’a sortie, cette idée, on s’est d’abord payé sa fiole, par habitude, comme on le fait chaque fois qu’il ouvre la bouche pour autre chose que bâiller. Et puis, passées les premières vannes, après un petit moment à la retourner dans tous les sens pour épuiser le sujet et qu’on passe à un autre, on s’est dit que, tout compte fait, c’était pas si con que ça, tiens, et que même, à bien y regarder, elle était carrément géniale, n’ayons pas peur des mots. Et son idée, c’était :

« Et si on s’évadait ? »

 

Pour le coup, quand on a eu compris vraiment ce qu’il voulait dire par là, ça nous a tous soufflés. On n’y avait jamais pensé avant. S’évader, mettre les voiles, foutre le camp de là, bon sang, mais oui ! Ça, c’était une trouvaille ! On a regardé Riton aussi éberlués que si son tarin de poivrot s’était mis d’un seul coup à briller comme une lampe. Comment il avait fait, cet abruti, pour se sortir de la caboche une idée aussi formidable ?

Et puis, tout de suite, pendant que c’était chaud, pour pas laisser refroidir, on s’est mis à tirer des plans. S’évader, c’est bien beau, mais comment on s’y prend ? Il faut y réfléchir, mettre ça bien au point, trouver le bon moyen, rien laisser au hasard, ça se fait pas en claquant des doigts. Ça demande de la jugeote, et même un bon paquet, et aussi de la méthode, de l’organisation, du sens pratique. Enfin, c’est du boulot.

Alors on s’est tous mis à gamberger. Ça nous a occupés, pour ça le but recherché était déjà atteint : on ne faisait plus que ça, cogiter, ruminer, échafauder des plans, à s’en faire claquer les méninges, on n’avait plus le temps de s’ennuyer. On revivait, du coup, on pétait même le feu, et du matin au soir, excités comme des puces, tout contents le matin de se tirer du lit, impatients le soir d’être au lendemain pour remettre ça – on se reconnaissait plus. Notre vie avait enfin un sens.

Tous les dimanches on faisait le point. On se retrouvait pour en parler, échanger les idées qui nous étaient venues, on débattait de chacune, risques et difficultés, avantages et inconvénients, autour de croquis très détaillés et de plans presque à l’échelle, on mettait ça aux voix, et on se séparait le soir sans avoir rien fixé encore, rien arrêté de définitif, en disant que tout cela demandait réflexion, qu’il fallait continuer d’étudier ça bien soigneusement, tranquille, sans se précipiter, on n’était pas à un jour près.

Une des propositions, c’était qu’on neutralise tous les gardiens pour leur piquer les clés et se tailler par la grande porte. Ingénieux et simple comme bonjour, mais pas joué d’avance, vu que les armes c’est eux qui les ont, que nous on n’a que nos mains et qu’ils sont plus de trois cents.

Une autre, c’était qu’on creuse un tunnel dans les cabinets et qu’on ressorte par les égouts là où les canalisations débouchent. Pas bête non plus, mis à part que pour creuser, on n’a que notre cuillère à soupe et que ça nous prendrait au bas mot soixante ans, même en ne faisant que ça jour et nuit.

Une autre, qu’on fabrique des cordes et des grappins et qu’on passe par-dessus les murs. Drôlement futé aussi, et pas hors de portée d’un bricoleur moyen, il restait juste à se procurer tout ce qu’il fallait pour le faire, ça devait pas être sorcier.

Une autre encore, et qui eut longtemps notre préférence, qu’on mette le feu partout et qu’on se tire en fauchant la voiture des pompiers, ce qui était sacrément malin et d’une facilité d’exécution la mettant à portée de gamins un peu dégourdis. Restait plus qu’à trouver de l’essence et des allumettes, et des chiffons, et du petit bois, et une pommade pour les brûlures car il faut tout prévoir.

Riton, lui, son idée, c’était de construire une montgolfière et qu’on s’envole avec – ce qui nous permit d’ailleurs de constater au passage que le naturel chez lui était revenu dare-dare, il n’y avait pas de mystère qui tienne.

Enfin, on cherchait, on cherchait. Deux ans se passèrent comme ça.

Et puis voilà qu’un après-midi, on était cinq ou six à tourner dans notre coin à l’heure de la promenade, comme tous les jours. Et pour ne pas changer non plus on parlait de l’évasion, mettant la dernière main à un plan des plus astucieux germé neuf mois plus tôt et qui prenait forme doucement, mûrissant à son rythme au soleil conjugué de nos réflexions communes – quelque chose, disons-le, d’assez magnifiquement échafaudé, sans vouloir se jeter de fleurs, et qui peut-être même ferait date dans l’histoire des grandes évasions, on en était drôlement contents. Plan minuté à la seconde près, quatre équipes opérant simultanément dans un secteur déterminé et pour une tâche bien spécifique, l’une s’occupant de mettre le feu à tout ce qui pouvait brûler, une autre se chargeant d’obliger les gardiens, après s’être emparée de leurs armes, à creuser un tunnel jusqu’aux égouts, cela dans le but de détourner leur attention en même temps que de brouiller les pistes, la troisième ayant pour mission d’emprunter aux pompiers leur camion sous un prétexte quelconque (ou s’ils ne voulaient pas, de le leur barboter discrètement dès qu’ils auraient le dos tourné) et de se servir de sa grande échelle pour franchir le mur d’enceinte, et la dernière faisant le guet tout en se tenant prête, au cas où, avec des cordes et des grappins – je passe sur les détails. Enfin, c’était bien fichu. C’était du lourd, un plan comme ça, du bon boulot, fallait reconnaître, on n’avait pas sué dessus autant de temps pour des clopinettes.

Il ne restait plus que des petites choses à régler, deux trois bricoles à revoir, quelques détails à peaufiner ou à finaliser, trouver des pelles, de l’essence, des chaussures d’escalade et un plan des égouts, fabriquer cinquante mètres de cordes, apprendre aux guetteurs à siffler, régler nos montres – enfin, les dernières finitions. L’opération était prévue pour le 17 juillet prochain à trois heures très précises, c’est-à-dire dans six mois et demi. On n’était pas encore tombés d’accord sur la question de savoir si ce serait à trois heures du matin ou de l’après-midi, ça restait à déterminer, et c’était justement de ce point-là qu’on débattait en se promenant, pesant le pour et le contre avec beaucoup de gravité et de circonspection, ainsi qu’on procédait toujours.

C’est alors qu’en passant devant ce renfoncement de la cour où d’habitude on va jamais à cause qu’on n’a pas le droit et que ça pue la pisse, on a vu qu’il y avait une porte et qu’elle était fermée juste par un petit loquet. Après quelques minutes d’indécision et avoir bien regardé partout si personne nous voyait, on s’est dit qu’on ne risquait rien à aller voir ce qu’il y avait derrière, qu’on pourrait toujours dire qu’on avait pris cette porte pour celle des cabinets, ou quelque chose dans le genre. Elle donnait sur un long couloir, très sombre, avec des poubelles et des boîtes aux lettres, et tout au bout une autre porte qu’on a poussée aussi. Et on s’est retrouvés dehors.

On a commencé à marcher, droit devant nous, sans même songer à presser le pas. On n’en revenait pas que ç’ait été si facile. On avait du mal à y croire, à se faire à l’idée qu’on était sortis, que ça y est c’était fait, on était dehors, dans la rue, pour de bon, et que chaque pas nous éloignait un peu plus de cette prison où on était enfermés depuis tellement d’années. C’était comme dans un rêve, pour un peu on se serait pincés.

On a marché comme ça jusqu’au soir, au hasard des rues, étourdis de tous ces gens qui se croisaient et nous bousculaient, du bruit de ces flots de voitures ne s’arrêtant jamais, de ces lumières qui s’allumaient partout et clignotaient, regardant tout, ne comprenant rien, ne sachant trop où aller.

A un moment il s’est mis à pleuvoir. On s’est dit que ça commençait mal, que pour notre premier jour dehors c’était vraiment pas de chance. On est restés là un bout de temps, sur ce trottoir, à battre la semelle, trempés jusqu’aux os, à se demander ce qu’on pourrait faire, ce qu’on allait faire maintenant de toute cette bonne liberté qu’on avait devant nous – on n’y avait jamais réfléchi. La nuit était tombée. La pluie avait vidé les rues. On était gelés. On avait faim aussi, et on était tous fatigués d’avoir autant marché.

Et puis on a pensé aux murs de la prison, à notre paillasse pleine de punaises, aux matraques des gardiens, à l’éternelle grisaille des longs jours tous pareils à tourner dans notre bocal et à la soupe aux haricots que les autres, à cette heure-là, devaient être en train de bouffer.

Alors on est rentrés. 

@Copyright 2019 Michel Naudin